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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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à toute allure sur un patin unique étant une fois venu se jeter dans ses jambes bafouilla en rougissant de bizarres excuses : « Pardonnez-moi, citoyen professeur Ivan le Terrible… » et ne comprit pas l'étrange rire qu'il déchaîna chez ce grand vieux type sévère.
    Il passait devant la grille du 25, boulevard Tverskoy, Maison des Écrivains. Sur la façade du petit hôtel un médaillon révélait le noble profil d'Alexandre Herzen. Dessous s'échappaient des fenêtres du sous-sol les odeurs du restaurant des littérateurs, plus justement de la mangeoire des plumitifs. « J'ai semé des dragons, disait Marx, et j'ai récolté des puces ! » Ce pays sème sans cesse des dragons, et il en produit aux époques d'ouragan, de puissants, ailés, griffus, pourvus d'un cerveau magnifique, mais leur descendance s'éteint avec des puces, des puces dressées, des puces puantes, des puces, des puces ! Dans cette maison naquit Alexandre Herzen, l'homme le plus généreux de la Russie de son temps, réduit pour cela à vivre en exil ; et pour avoir peut-être échangé un message avec lui, la haute intelligence d'un Tchernychevski fut piétinée pendant vingt ans par les gendarmes. Maintenant, les gens de plume, dans cette maison, se remplissaient la panse en écrivant, vers et prose, au nom de la révolution, les sottises et les infamies commandées par le despotisme. Puces, puces. Roublev appartenait encore au Syndicat des écrivains dont les membres, qui naguère sollicitaient ses conseils, aujourd'hui feignaient de ne le point reconnaître dans la rue, par crainte de se compromettre… Une sorte de haine s'allumait dans ses yeux quand il apercevait le « poète des jeunesses communistes » (quarante ans) qui avait écrit pour le fusillé Platakov et quelques autres :
    Les fusiller, c'est peu,
    c'est peu, trop peu !
    Charognes empoisonnées, crapules,
    vermine impérialiste
    qui salit nos fières balles socialistes !
    Rime riche. Il y avait ainsi cent vers ; à quatre roubles le vers, cela valait un mois de travail d'ouvrier qualifié, trois mois de travail d'un manœuvre. L'auteur de ça, vêtu d'un costume sportif en grosse étoffe rousse de fabrication allemande, promenait dans les salles de rédaction une face rubiconde.
    Place Strastnaya – place du monastère de la Passion –, Pouchkine méditait sur son socle. Sois remercié dans les siècles, poète russe de n'avoir pas été un salaud, de n'avoir été qu'un peu lâche, tout juste autant sans doute qu'il le fallait pour vivre sous une tyrannie relativement éclairée, quand on pendit tes amis les décembristes ! On démolissait sans hâte, en face, la petite tour du monastère. Le building en ciment armé des Izvestia, marqué d'une horloge, dominait les jardins de l'ancien monastère. Aux angles de la place, une petite église d'un blanc sale, des cinémas, une librairie. Des gens en file indienne attendaient patiemment l'autobus. Roublev prit à droite, par la rue Gorki, jeta un coup d'œil distrait aux vitrines d'un grand magasin de comestibles, poissons opulents de la Volga, beaux fruits de l'Asie centrale, mets de luxe pour spécialistes grassement rétribués. Il habitait dans la petite rue latérale un immeuble de dix étages aux corridors spacieux faiblement éclairés. L'ascenseur atteignit lentement le septième, Roublev suivit un triste couloir obscur, frappa discrètement à une porte, qui s'ouvrit, entra, baisa sa femme au front :
    – Eh bien, Dora, est-ce que l'on chauffe ?
    – Mal. Les radiateurs sont à peine tièdes. Mets ta vieille vareuse. Pas plus que les assemblées de locataires de la Maison des Soviets, les procès annuels des techniciens de la Direction régionale des Combustibles ne remédiaient à la crise. Le froid installait dans la grande pièce une sorte de désolation. La blancheur des toits, touchée par le crépuscule, entrait par la croisée. Le feuillage des plantes vertes paraissait métallique, la machine à écrire ouvrait un clavier empoussiéré pareil à une denture fantastique. Les corps humains, rayonnants de force, peints par Michel-Ange pour la chapelle Sixtine, amenuisés par la photographie en gris et noir, ne faisaient plus sur les murs que des taches sans intérêt. Dora alluma la lampe sur la table, s'assit, croisa les bras sous son châle de laine marron et leva sur Kiril son tranquille regard gris.
    – As-tu bien travaillé ?
    Elle refoulait sa joie de le voir revenir, comme l'instant d'auparavant elle

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