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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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suffisantes était due partie au travail des artisans réfractaires à l'organisation coopérative, partie à l'inutilité même de cette pacotille… Mais ceci engageait la responsabilité de la Commission centrale du Plan aux échelons supérieurs… Philippov, tête ronde, face couperosée barrée d'une petite moustache noire coupée au ras des lèvres, gros yeux sagaces luisant entre des paupières bouffies, vint au rendez-vous sur des skis comme Roublev. Wladek sortit de chez lui, botté de feutre, habillé de mouton, pareil à un bizarre bûcheron très myope. Ils se rencontrèrent sous des pins dont les troncs droits et noirs s'élançaient d'un jet à quinze mètres hors la neige bleutée. La rivière décrivait sous les collines boisées des courbes lentes, en tons gris-rose et d'azur légers tels qu'il s'en trouve sur les aquarelles japonaises. Les trois hommes se connaissaient de longue date. Philippov et Roublev pour avoir dormi dans la même chambre d'un hôtel misérable, place de la Contrescarpe, à Paris, un peu avant la Grande Guerre ; ils se nourrissaient à cette époque de brie et de boudin noir ; ils commentaient avec mépris, à la bibliothèque Sainte-Geneviève, la plate sociologie du Dr. Gustave Le Bon, ils lisaient ensemble dans le journal de Jaurès les comptes rendus du procès de madame Caillaux, ils faisaient leurs emplettes aux éventaires de la rue Mouffetard, ravis de mesurer du regard les vieilles maisons des révolutions, se plaisant à reconnaître, sortant de corridors pareils à des souterrains, des personnages de Daumier… Philippov couchait parfois avec une petite Marcelle, châtaine, riante et sérieuse, coiffée « à la chien », qui fréquentait la taverne du Panthéon. Elle y dansait avec des copines des valses chaloupées. C'était sur le tard, dans les salles étroites du sous-sol, aux violons. Roublev reprochait à son camarade une morale sexuelle inconséquente. Ils allaient voir, à La Closerie des Lilas, Paul Fort qu'entouraient des admirateurs. Le poète se faisait une tête de mousquetaire ; devant le café, le maréchal Ney, sur son socle, partait pour la mort en brandissant son sabre – et il devait jurer, affirmait Roublev : Tas de cochons ! Tas de cochons ! Ils déclamaient ensemble les vers de Constantin Balmont :
    Soyons tels que le soleil !
    Ils se brouillèrent sur le problème de la matière et de l'énergie dont Avenarius, Mach, Maxwell renouvelaient les termes. « L'énergie est la seule réalité connaissable, affirma un soir Philippov, la matière n'en est qu'un aspect… » – « Tu n'es qu'un idéaliste inconscient, lui rétorqua Roublev, et tu tournes le dos au marxisme… D'ailleurs, ajouta-t-il, ta légèreté petite-bourgeoise dans la vie privée m'avait déjà éclairé… » Ils échangèrent une froide poignée de main à l'angle de la rue Soufflot. La silhouette massive et noire du Panthéon s'élevait au fond de cette rue large, déserte, bordée de réverbères funèbres. Les pavés luisaient, une seule femme, une prostituée au visage toujours voilé, attendait l'inconnu dans l'obscurité. La guerre aggrava leur longue brouille, bien qu'ils demeurassent tous les deux internationalistes, mais l'un engagé dans la Légion étrangère, l'autre interné. Ils se rencontrèrent ensuite à Perm, l'an 1918, sans avoir le loisir de s'en étonner ou réjouir plus de cinq minutes. Roublev amenait dans cette ville un détachement ouvrier chargé de réprimer une mutinerie de marins ivres. Philippov, la gorge entourée d'un châle, la voix coupée, un bras blessé tenu en écharpe, venait d'échapper par hasard aux massues des paysans révoltés contre les réquisitions. Tous les deux habillés de cuir noir, armés de mausers gainés de bois, porteurs d'ordres impératifs, nourris de gruau cuit à l'eau et de concombres salés, à bout de forces, enthousiastes, débordants d'une sombre énergie. Ils tinrent conseil à la lumière d'une chandelle, gardés par des prolétaires de Pétrograd aux pardessus barrés de cartouchières. Des coups de feu inexplicables éclataient dans la ville noire aux jardins pleins d'émoi et d'étoiles. Philippov dit le premier :
    – Faut fusiller du monde ou nous n'en sortirons pas.
    Un des hommes de garde à la porte lâcha sobrement :
    – J'te crois, nom de Dieu !
    – Qui ? demanda Roublev surmontant sa lassitude, son envie de dormir, son envie de vomir. Des otages : y a des officiers, un pope, des

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