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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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disparaissait. Un souffle d'air salin rafraîchit la cabine. Les deux autres têtes avaient une consistance matérielle dans ce demi-irréel. La plus jeune, forte, carrée, les cheveux pommadés, la moustache soignée, les méplats accentués, le regard velouté odieusement insistant. Dompteur de fauves, bellâtre courageux devenu lâche à force de fustiger des tigres, la peur au ventre – ou trafiquant de femmes… Animalement ennemie, cette tête posée sur une cravate à rayures de couleur. L'autre intrigua Stefan, puis alluma en lui une folle lueur d'espoir. Cinquante-cinq ans, des mèches grises sur un front équilibré, la bouche encadrée de plis amers, des paupières fripées, un regard noir, triste, presque douloureux… « Complètement perdu, complètement perdu » – à travers tout ce qu'il pouvait saisir et penser, Stefan entendait déferler en lui cette clameur assourdie – « complètement perdu ». Il remua ses membres, content de n'être point attaché, se souleva lentement, s'adossa à la paroi, croisa les jambes, s'efforça à sourire, crut y réussir, n'eut qu'une étrange expression crispée, tendit les doigts vers le bellâtre dangereux :
    – Cigarette ?
    – Oui, dit l'autre, surpris, en se mettant à chercher dans sa poche…
    Stefan se fit ensuite donner du feu. Il fallait être très, très calme, mortellement calme. Mortellement, aucun mot n'eût été plus juste.
    – Répondre à un interrogatoire ? Après cet enlèvement illégal ? Sans savoir qui vous êtes – ou ne le sachant que trop – sans garanties d'aucune sorte ?
    La tête massive du bellâtre oscilla légèrement sur la cravate ; les dents, larges et jaunes, s'y découvrirent… Cette brute aussi entendait sourire. Ce qu'elle murmura devait vouloir dire : « Nous saurons bien vous y obliger. » Bien sûr. Avec un courant électrique à faible tension, on peut tordre une créature humaine en tous sens, la plonger dans les pires convulsions de l'épilepsie, de la démence, bien sûr, et je le sais. Stefan apercevait pourtant une chance désespérée de salut.
    – … Mais j'ai beaucoup à vous dire. Je vous tiens, aussi, moi.
    La tête au regard triste dit en français :
    – Parlez. Voulez-vous d'abord un verre de vin ? N'avez-vous pas faim ?
    Stefan jouait sa vie. Foncer sur ces deux hommes, la vérité au poing. Parmi eux, la moitié d'implacables canailles, bonnes à tout faire, la moitié de révolutionnaires authentiques pervertis par une foi aveugle en un pouvoir sans foi. Ces deux-là paraissaient représentatifs. Troubler au moins l'un, ce serait peut-être le salut. Il eût voulu, en parlant, observer leurs réactions, scruter leurs visages, mais la faiblesse le rendait singulièrement inconsistant, troublait sa vue, rendait sa parole brûlante et saccadée.
    – Je vous tiens. Vous croyez peut-être aux complots que vous inventez ? Vous croyez remporter des victoires ou sauver quelque chose pour votre maître dans la défaite ? Savez-vous ce que vous avez fait jusqu'ici ?
    Il s'emporta, le buste penché vers eux, les deux mains agrippées au rebord de la couchette sur laquelle il était assis et à laquelle il dut se cramponner par instants de toutes ses dernières forces pour ne tomber ni en arrière, contre la paroi, ni en avant, sur le tapis bleu mouvant comme la mer, le tapis dont la vue lui donnait un commencement de vertige.
    – Si vous avez seulement l'ombre d'une âme, j'y arriverai, je l'empoignerai, je la ferai saigner, votre vilaine petite âme, elle criera malgré vous que j'ai raison !
    Il parlait âprement, violemment, et il était persuasif, habile, opiniâtre, sans bien suivre lui-même sa parole ; elle s'échappait de lui comme le sang, à flots bouillonnants, d'une large blessure (cette image lui traversa l'esprit). Qu'avez-vous fait, misérables, avec vos procès d'imposture ? Vous avez empoisonné ce que le prolétariat avait de plus sacré, la source de sa confiance en lui-même, qu'aucune défaite ne pouvait nous ravir. On pouvait mitrailler autrefois les communards, ils se sentaient propres, ils tombaient avec fierté ; maintenant vous les avez salis les uns par les autres, et d'une telle souillure qu'elle en devient inintelligible aux meilleurs… Dans ce pays-ci, vous avez tout vicié, pourri, perdu.
    – Regardez, regardez…
    Stefan détacha ses mains du rebord de la couchette pour mieux leur montrer la défaite qu'il tenait entre ses paumes décolorées et il faillit tomber.
    Tout

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