L'affaire Toulaév
en parlant, il observait les deux hommes, vis-à-vis. Le plus jeune ne bronchait pas. Le visage de celui qui pouvait avoir cinquante-cinq ans se couvrait d'une brume grise, s'effaçait, reparaissait, creusé de rides. Leurs mains prenaient des expressions opposées. La droite du plus jeune, à plat sur l'acajou d'un guéridon, y reposait ainsi qu'une bête assoupie. Les mains du plus vieux, nouées avec force, exprimaient peut-être une attente crispée.
Stefan, s'étant tu, entendit le silence. Sa voix, détachée de lui, s'abolissait, le laissant extraordinairement éveillé, dans un silence tintant qui s'éternisa…
– Tout ce que vous venez de nous dire, lui répondit posément la tête massive aux cheveux plaqués sur le front, ne présente pour nous aucun intérêt.
La porte s'ouvrit, se referma ; quelqu'un aidait Stefan, défaillant, à se recoucher. – Je suis perdu, perdu. Sur le pont du bateau, dans une nuit légère où l'on se voyait assez bien, où l'on sentait la présence des étoiles, de l'été, de la terre proche, riches d'êtres, de frondaisons, de fleurs, les deux personnages qui venaient d'écouter Stefan marchèrent côte à côte, sans parler, avant de s'arrêter face à face. Le plus jeune, qui était le plus compact, eut derrière lui toutes les constructions du bateau ; l'autre, celui qui pouvait avoir cinquante-cinq ans, s'adossa au bastingage ; derrière lui le large, la nuit, la mer, le ciel.
– Camarade Youvanov, dit-il.
– Camarade Roudine ?
– Je ne comprends pas pourquoi vous avez fait enlever ce garçon… Encore une vilaine affaire qui fera un bruit du diable jusqu'aux Amériques. Il me fait l'effet d'un romantique de la pire sorte, brouillon, trotskyste, anarchisant et cætera… Ici nous sommes plutôt au bout du rouleau… Je vous conseille de le faire reconduire à terre et relâcher au plus vite, peut-être avec une petite mise en scène appropriée, avant que sa disparition ne soit ébruitée…
– Impossible, dit sèchement Youvanov.
– Impossible pourquoi ?
Kondratiev, avec emportement, baissa la voix. Sa parole devint presque sifflante.
– Croyez-vous que je vais vous laisser commettre impunément des crimes sous mes yeux ? N'oubliez pas que je suis mandaté par le Comité central.
– La vipère trotskyste en faveur de laquelle vous intercédez, camarade Roudine, est impliquée dans le complot qui a coûté la vie à notre grand camarade Toulaév.
Dix ans plus tôt, Kondratiev, en entendant cette phrase de journal débitée avec aplomb, eût éclaté d'un rire véhément : surprise, mépris, colère, dérision, et la crainte même, se fussent confondus dans ce rire, et il se fût tapé la cuisse, ah, non, vous êtes impayable, non vraiment, je vous admire, vous atteignez dans l'imbécillité malfaisante à une sorte de génie ! Et il y eut bien en lui un ricanement presque joyeux, mais qu'une lâcheté triste étouffa.
– Je n'intercède en rien, dit-il, je me suis borné à vous adresser une recommandation politique…
« Je suis poltron. » Le bateau tanguait tout doucement dans la nuit légère. « Je m'enfonce dans leur sale glu… » Tout le large était derrière lui, il se sentit adossé à ce néant, à cette fraîcheur immense.
– Et puis, camarade Youvanov, vous êtes tout bonnement cinglé… Je connais à fond l'affaire Toulaév. Pas un indice sérieux, pas un, vous m'entendez, dans ce dossier de six mille pages, ne justifie l'inculpation de qui que ce soit…
– Vous me permettrez, camarade Roudine, de demeurer d'un autre avis.
Youvanov prit congé sur une inclinaison de tête. Kondratiev découvrit l'horizon nocturne qui confondait ciel et mer. Le vide. De ce vide émanait un désarroi pas encore oppressant, plutôt attirant. Des nuages déchiraient les constellations. Il descendit par l'échelle de corde dans la vedette collée, dans l'obscurité, contre la coque bombée du Kouban… Pendant un instant, suspendu au-dessus de l'eau clapotante, il fut tout à fait seul entre l'énorme forme noire du cargo, les flots, la vedette presque invisible à ses pieds : et il descendait dans des ténèbres mouvantes, absolument seul, l'âme reposée, tout à fait maître de lui-même.
Dans la vedette, le mécanicien, un Ukrainien de vingt ans, lui fit le salut militaire. Kondratiev, obéissant à une joie qui était dans ses muscles, l'écarta des commandes et mit lui-même le moteur en marche.
– Tu sais, frère, ces machines-là, je les
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