L'Amour Courtois
adultère : elle mange et s’essuie la bouche, et elle
dit : Je n’ai point commis d’iniquité. » Le Talmud (traité Kutubot, fol.
6) affirme encore : « La plupart des hommes sont exercés à s’approcher
d’une femme sans léser les signes de la virginité. » Il y a même une glose
à ce chapitre, où sont exposées gravement les recettes indispensables pour
réussir ce genre d’exercice.
D’après ces quelques exemples, on peut voir que la virginité
de Marie, dans un contexte latin comme dans un contexte biblique, est
susceptible d’être discutée âprement, personne n’étant d’accord sur la
définition même de la virginité, et sachant qu’il existe des termes différents
n’ayant pas le même sens suivant les diverses circonstances.
Ces considérations mettent en lumière que la virginité dont
il s’agit est en tout cas un état moral et psychologique et non pas un état
physique. On pense à toutes les « pucelles » qui peuplent l’univers
des légendes irlandaises ou galloises, ainsi que des romans arthuriens, qu’elles
soient gardiennes d’une fontaine, châtelaines au regard alangui, suivantes d’une
reine, orphelines au grand cœur, prisonnières d’un méchant seigneur ou même
reines des fées. Ces « pucelles » sont incontestablement vierges au
sens le plus large du mot, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas en puissance d’époux,
qu’ elles ne sont pas sous l’autorité d’un homme .
À ce compte, si l’on se fie aux Évangiles, Marie n’était pas l’épouse de Joseph,
et rien ne vient indiquer qu’elle a épousé celui-ci.
L’idée fondamentale, dans le cas de la Vierge Marie comme
dans le cas des « pucelles » des romans arthuriens, c’est l’indépendance
de la femme vis-à-vis de l’homme. Même la dame de l’amour courtois est libre, dans
la mesure où elle dispose du destin de son chevalier-amant et du destin de son
propre mari. La Vierge, c’est la Femme libre, toujours disponible, toujours
neuve, toujours possible , symbole éclatant du
renouvellement, de la jeunesse, et aussi, corollairement, de la liberté
sexuelle. Car la Vierge est aussi la Prostituée [86] .
Mais c’est cet aspect de prostituée, même sacrée, qui a été
abandonné dans l’image que les Pères de l’Église, puis l’ensemble des chrétiens,
ont forgée de la Vierge Marie mère de Dieu. Ne pouvant complètement éliminer sa
fonction sexuelle, on a cristallisé celle-ci sur la seule parturition. Elle est
la mère ; et c’est tout : peu importe comment elle a conçu, cela ne
regarde pas ceux qui l’invoquent, et le Saint-Esprit arrange les choses. Donc, on
en viendra à l’élaboration d’une Vierge Mère complètement vidée d’une partie de
sa personnalité, amputée d’une partie de ses fonctions primordiales.
Car la Vierge est, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, également
la Prostituée.
Au sens étymologique, bien sûr, c’est-à-dire « celle
qui se tient devant », les jambes écartées, prête à n’importe quel accouplement.
Cela doit choquer les bonnes âmes. Mais il n’y a pas de bonnes âmes, il n’y a
que des âmes qui sont et bonnes et mauvaises . Quand
Jésus va dans le désert et est tenté par l’Ennemi, celui-ci n’est rien d’autre
qu’une projection de lui-même, une partie de lui-même ,
et le soi-disant dialogue avec Satan n’est en fait qu’un dialogue intérieur
pendant lequel Jésus est infiniment tenté de devenir le maître d’un monde
matériel alors que sa mission, s’il faut en croire les Évangiles, est de préparer
la plénitude d’un « royaume qui n’est pas de ce monde ». L’épisode de
la Tentation de Jésus au désert est clair, et en plus, il est remarquablement
agencé : on comprend parfaitement le tourment intérieur de Jésus en proie
à ses propres démons, c’est-à-dire à ses propres contradictions, car s’il est
Dieu, il n’en est pas moins homme. Et si Jésus se révèle double , enfermant en lui ce que nous appelons le
Bien et le Mal, et ce qu’il serait préférable de nommer la Lumière et l’Ombre, pourquoi
sa mère, la Vierge Marie, ne serait-elle pas, elle aussi, double, avec son être
de lumière et son être d’ombre ?
La Vierge est aussi la
Prostituée.
La meilleure preuve, c’est qu’elle est libre et disponible
pour chacun des humains qui sont à la fois ses enfants et ses amants. Dans ce
domaine métaphysique, l’inceste n’existe pas. Et si elle est
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