L'Amour Courtois
ce qui est réservé aux chevaliers, car tout ce qui est chevalerie
est mon seul souci, et c’est mon rôle de chevalier qui m’a poussé dans ces
contrées. » Ce faisant, le héros se targue de privilèges qu’il ne possède
pas, d’où la réponse du géant : « À cette table royale, n’importe qui
ne peut pas s’asseoir, mais seulement les habitants du palais. » Qu’à cela
ne tienne ! le héros est prêt à devenir un habitant du palais. Mais, dans
ce cas, il faut qu’il ait « d’abord combattu et vaincu le gardien du
palais ». Sous une forme courtoise bien dans le ton de la société féodale
du XII e siècle, il s’agit de la même épreuve
initiatique que celle qui consistait, dans les épopées celtiques archaïques, à
faire la preuve de son habileté dans les arts, et bien entendu dans les techniques,
puisque le même mot rend compte des deux.
Après avoir dit ce qu’il désirait, c’est-à-dire le gant
permettant de se saisir de l’épervier, le chevalier breton engage le combat
avec le géant. Les péripéties sont rudes, comme il se doit, et il parvient non
sans mal à vaincre son adversaire. Il va pour le tuer, et celui-ci ne sauve sa
vie qu’en le guidant vers l’objet de sa convoitise. « Le gardien conduisit
le Breton à l’intérieur du palais, à l’endroit où se dressait une très belle
colonne d’or, qui soutenait l’ensemble du palais, et où pendait le gant désiré. »
Il s’agit évidemment d’un palais féerique, tout au moins magique,
un de ces châteaux tournoyants qui abondent dans les romans arthuriens et que l’on
reconnaît même dans une chanson de geste, le Pèlerinage
de Charlemagne . On pourrait commenter abondamment ce thème du palais
tournoyant soutenu et animé par une seule colonne, généralement en or, et qui
dénote non seulement des rites de magie, mais également des constructions
faites sur un plan zodiacal : il s’agit en effet de marquer l’analogie
entre la résidence d’un roi et l’univers tout entier, et l’on a de nombreux
exemples de forteresses, de temples et de maisons royales construites sur ce
type, aussi bien dans l’Antiquité grecque ou romaine que dans le haut Moyen Âge
byzantin ou occidental. En quelque sorte, et sur un plan purement symbolique, il
s’agit pour le héros de pénétrer à travers les mécanismes compliqués de l’univers
et d’en comprendre le fonctionnement : la perfection est exigée de lui s’il
veut conquérir la dame, et la force physique ne suffit pas, la science est
indispensable pour qu’il soit déclaré le meilleur chevalier du monde. Le héros
s’empare donc du gant, mais ses épreuves sont loin d’être terminées.
Il remonte sur son cheval et parcourt d’autres prairies tout
aussi paradisiaques que les premières. Il parvient à un autre palais « en
or, admirablement construit, de six cents coudes de long et deux cents de large ;
le toit et les murs extérieurs du palais étaient en argent, mais à l’intérieur,
tout était en or et orné de pierres précieuses. Le palais comprenait de très nombreuses
salles, mais dans la plus belle, sur un trône d’or, était assis le roi Arthur. Des
dames très belles l’entouraient, ainsi que de nombreux chevaliers très beaux ».
Mais avant de pénétrer dans cette salle, le héros doit faire face à douze
chevaliers. Il leur montre le gant, et ceux-ci le laissent passer. Il s’en va
saluer le roi, et l’un des chevaliers lui demande la raison de sa venue. Il
répond qu’il désire s’emparer de l’épervier. On lui en demande la raison :
« Parce que j’ai le bonheur d’aimer une dame plus belle que toutes celles
de cette cour ! »
C’est évidemment une réponse qui est ressentie comme une
injure par l’assemblée tout entière. Il lui faut justifier ses paroles, sinon
il devra être châtié. Et le seul moyen de justifier ses dires, c’est de
combattre courtoisement un chevalier d’Arthur : ce sera le Jugement de
Dieu.
Il engage donc le combat, qui est long et difficile. Finalement,
il obtient sa victoire et s’approche de la « perche d’or, très belle, sur
laquelle se trouvait l’épervier souhaité, et près de lui, deux chiens enchaînés
étaient couchés ». Sa récompense ne suscite aucun murmure de la part de l’assistance,
puisque Dieu a jugé qu’il était digne d’emporter l’épervier. « Il prit
alors l’épervier en même temps que les chiens, quand il vit un parchemin
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