L'Amour Et Le Temps
fiévreuse, une trépidation dans la poussière et la chaleur sous le ciel blanc qui déversait du feu, une pétaudière.
On avait braqué sur le débouché des deux routes deux antiques canons de la commune, traînés, Dieu sait comment, jusque-là. En sueur, des servants zélés leur enfournaient dans la gueule de la poudre à pleines casseroles. « Vous voulez faire sauter la moitié de la ville ! leur dit Jourdan. Bon sang d’artilleurs ! Enlevez-moi ça. Une mesure par pièce, c’est assez. Et vos bourres pour tenir la mitraille, où sont-elles ? Etl’eau pour écouvillonner ? »
Tandis qu’il leur enseignait sommairement la manœuvre des pièces, Bernard montrait à la troupe hétéroclite comment se servir d’un fusil : il fallait déchirer la cartouche, faire tomber un peu de poudre dans le bassinet, refermer celui-ci, vider le reste de la poudre dans le canon, la tasser à petits coups de baguette ; après quoi on retournait la balle et, toujours au moyen de la baguette, on l’enfonçait avec le papier d’enveloppe, en coinçant bien le projectile sur la charge. « Attention au recul ! En tirant, appuyez fort la crosse contre votre épaule, autrement le coup vous enverra promener. »
À les voir faire, Bernard devenait pessimiste. On ne s’improvise pas soldat. Ces ouvriers – tisseurs, mouleurs de chandelles, tanneurs –, ces jardiniers, ces journaliers, les flotteurs de bois, toutes ces petites gens écartés de la milice bourgeoise parce qu’ils ne payaient pas de cens et qu’ils n’auraient pu supporter les frais de l’uniforme, se sentaient des foudres de guerre à présent qu’ils tenaient enfin ces fusils réservés aux riches, mais entre leurs mains c’étaient des armes illusoires : elles produiraient peut-être du bruit, rien de plus. Lui-même, d’ailleurs, s’il n’ignorait pas comment charger et tirer, ne savait pas le faire assez méthodiquement. Quelle sottise de restreindre l’enrôlement dans la milice aux gens aisés et âgés d’au moins vingt-cinq ans ! « Voilà le résultat : quand il faut une force puissante, on a un troupeau. » Il se demandait avec angoisse si la ville résisterait.
« Salut, monsieur le colonel ! » dit derrière lui une voix moqueuse.
Babet ! Il se retourna.
« Que fais-tu ici ? Ce n’est pas la place d’une femme.
— Tiens donc ! Et pourquoi ça ? Quand il y a quelque part de beaux hommes, c’est toujours la place d’une femme, mon miston.
— Tu verras si les brigands sont de beaux hommes !
— Les brigands ! Pffu ! encore un conte de Croquemitaine. S’ils existaient, ils seraient ici depuis belle lurette. Tu sais l’heure ? Deux heures de relevée. Il y en a maintenant sept qu’on les attend ; il en faut trois pour venir de Rochechouart. Je vais te dire une chose : le Génovéfain, c’est un faux moine. »
Des cris interrompirent Babet. « Les voilà ! les voilà ! » hurlait-on. Une galopade retentissait. Trois cavaliers, débouchant ventre à terre de la route d’Aixe, braillaient : « Aux armes ! Ils arrivent ! » Il y eut un tourbillon sur la place, des fuites, des ruées. Quelques hommes, accourant du faubourg des Arènes où ils étaient allés boire aux Trois-Anges, s’élançaient, fourches et baïonnettes hautes, sur les cavaliers, les prenant pour les bandits eux-mêmes.
Il y avait effectivement quelque chose sur la route, très en avant du magasin à poudre. Dans un nuage de poussière qui la voilait, une masse moutonnante, nombreuse, sombre, s’avançait assez rapidement. On distingua, en tête, des silhouettes confuses d’hommes à cheval, et, derrière eux, au-dessus de la masse, tout un hérissement luisant au soleil : des baïonnettes ou des piques. Jourdan rangea son monde sur deux lignes. La première, après avoir lâché son feu, devait se replier derrière la seconde pour recharger tandis que celle-ci tirerait à son tour. Bernard, le cœur battant, regardait venir les ennemis. Le silence de l’anxiété s’était fait sur la place. Et tous les yeux braqués virent la milice – qui avait, de la poudrière, lancé deux files de tirailleurs vers l’ennemi – s’écarter précipitamment pour lui laisser le passage. Ce fut une explosion de clameurs. « Trahison ! Les lâches ! ils nous livrent ! Feu sur la milice ! Nous sommes vendus ! Les traîtres ! » Au milieu de ces hurlements s’égrenaient des éclats d’un rire si clair, si cascadant,
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