L'Amour Et Le Temps
même un instant. On voyait courir dans les rues des gens qui allaient chercher refuge de l’autre coté de la Vienne. Ceux dont les caves donnaient dans les anciens souterrains installaient là leur famille avec des réserves de chandelles et de vivres. D’autres cachaient leur argent, leurs bijoux. M me Mounier mère était en train d’enfouir les siens dans des tonneaux de pâte à porcelaine. Des ménagères faisaient chauffer de l’eau ou de l’huile pour en asperger les futurs assaillants.
En traversant la place Dauphine avec la foule sans cesse grossie que conduisaient Farne et Pierre Dumas, Bernard donna un regard à la maison de Lise, blanche, plus éclatante avec ses rehauts de briques, dans le plein soleil. Seul autour de la place où murmurait la fontaine, l’appartement, volets clos, montrait une indifférence à la fièvre, au péril qui faisaient bourdonner toutes les autres demeures. Cette fièvre, ce péril, l’incertitude des suites renvoyaient à un lointain inimaginable ce qui aurait pu se produire dans cette maison. Demain, ce soir, Lise ou lui-même seraient peut-être morts. Depuis l’instant où l’alarme était devenue certaine avec les paroles du Génovéfain, il pensait au danger dans lequel se trouverait Lise si les « brigands » dépassaient Limoges. À Thias, elle eût été directement menacée. Une chance qu’elle fût à Panazol. Entre les envahisseurs et elle, il y avait la ville et quelques milliers de citoyens résolus comme lui à défendre leurs amours ou leurs biens.
Au dépôt, dans les bâtiments des Augustins, à l’entrée du faubourg de Paris, la distribution des armes se fit assez méthodiquement grâce à la compagnie de garde. Le lieutenant qui la commandait – c’était François Lamy d’Estaillac – avait déclaré aux arrivants : « Il ne s’agit pas de vous répandre par la ville. Quand vous aurez reçu vos armes, réunissez-vous par groupes de cinquante pour former des compagnies. » On obéissait plus ou moins ; une fois munis, beaucoup entendaient rejoindre leur quartier.
Bernard fut armé par son frère Marcellin en personne, lequel lui donna un équipement complet. Il ajouta un conseil : « Si tu dois employer le briquet, tape avec le tranchant, ne cherche pas à fournir des coups de pointe, crois-moi. » En vérité, Marcellin, comme la plus grande partie des gardes bourgeois, n’avait jamais eu à combattre ailleurs qu’à la salle d’escrime ou bien au champ de manœuvres. Harnaché, Bernard ressortit dans la rue et tomba sur Jourdan auquel le lieutenant Lamy, le connaissant pour ancien soldat, venait de confier une des compagnies improvisées.
« Tu sais te servir d’un fusil ! dit le mercier en voyant la façon dont Bernard portait son arme.
— Parbleu ! Je me suis amusé souvent à m’y exercer avec mon frère.
— Je te nomme sergent. Tu montreras aux recrues comment charger leur seringue. Il y en a les trois quarts qui ne savent même pas employer la cartouche et la baguette. Allons, viens ! »
Prenant la tête du groupe, vaguement aligné devant la Visitation, ils montèrent vers la place des Carmes. Le lieutenant Lamy avait dit à Jourdan d’y conduire sa troupe. C’était là que l’on attendait l’ennemi, par la route venant de Bordeaux, Périgueux, Aixe, ou par celle d’Angoulême. Leur jonction se faisait sur la place triangulaire dominée par la promenade d’Orsay et ses tilleuls. Elle marquait la pointe extrême de la ville. En avant s’étendaient des jardins, la campagne, le vide jusqu’à la poudrière dont on apercevait sur la route d’Aixe la sombre silhouette fortement encadrée par des uniformes blancs. À droite de la place, encore quelques maisonnettes isolées. À gauche, s’allongeait en bordure de prairies le couvent des Carmes avec sa petite église au toit d’ardoises au-dessus desquelles l’air brûlant vibrait. Le soleil se trouvait en ce moment à l’aplomb du clocher. Ses rayons tombaient dru sur la place grouillante. On eût dit une foire, non point les préparatifs d’un combat. Il y avait des femmes – à vrai dire armées, certaines de fourches, d’autres de lardoires –, des gamins, des moines même, sortis du couvent, formés en une compagnie brune sous la conduite de l’un d’entre eux qui avait dû être militaire autrefois. Des cavaliers téméraires partaient en reconnaissance. D’autres revenaient sans avoir encore rien vu. C’était une agitation
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