L'Amour Et Le Temps
lanternes pour les traîtres de la Cour. On aurait cru entendre Desmoulins. À droite, quelqu’un sommait Pétion de déposer sur le bureau une dénonciation signée. Mirabeau escalade la tribune. – « Moi, monsieur, je signerai si l’Assemblée déclare la personne du Roi seule inviolable. » Il aurait, prétend-on, ajouté à voix couverte : « Je dénoncerai le duc de Guiche et la Reine. » Je te rappelle que le duc de Guiche est capitaine des gardes du corps. Mirabeau le tient pour le complice de la Reine dans l’affaire des banquets, sinon pour leur inspirateur même. D’ailleurs, on le donne pour amant à Marie-Antoinette ; mais tu le sais, j’imagine. On lui en prête tant ! À ce propos, des gardes-françaises assurent qu’un homme a passé cette nuit du 5 au 6 dans la chambre de la Reine. Ils auraient vu à l’aube la dévouée Campan le faire sortir, déguisé, par le balcon qui va vers l’Œil-de-Bœuf. Est-ce vrai ? Serait-ce effectivement Guiche ? ou ce Suédois dont le nom ne me revient pas en ce moment et que l’on prétend être le père du Dauphin ?… Bon, je m’égare encore. Retournons à Mirabeau. Monté au fauteuil du président, ton homonyme Mounier, il lui parlait à mi-voix. On a su par la suite, car Mounier s’est empressé de le rapporter, qu’il lui avait dit ceci : « Mounier, Paris marche sur nous. Croyez-moi, ne me croyez pas, quarante mille hommes marchent en ce moment sur nous. Trouvez-vous mal, levez la m’ance, allez au château et donnez-leur cet avis. Il n’y a pas une minute à perdre. – Paris marche sur nous ? répond sarcastiquement Mounier qui prenait Mirabeau pour l’instigateur du mouvement. Eh bien, tant mieux, plus tôt nous serons tués, plus tôt nous serons en république ! – Le mot est joli », dit Mirabeau.
« Le comte était mal renseigné. Il ne s’agissait pas de quarante mille hommes mais de cinq à six mille femmes. Elles sont arrivées par une pluie battante qui redoublait aux approches de la nuit. Un tableau indescriptible. Elles marchaient depuis le matin, depuis l’Hôtel de ville. Parties avec le beau temps, la pluie les avait prises en route. Elles semblaient sortir d’un étang, mouillées jusqu’à la moelle, crottées, les bonnets informes, les cheveux dégoulinants, les vêtements collés au corps par l’eau. Peux-tu imaginer cela : ce soir blême, ce grouillement dans l’avenue de Paris, sous les hachures de la pluie, ce grouillement de femmes trempées. J’étais sorti pour voir ça. C’était homérique et dantesque. Il y avait de tout : des poissardes dépoitraillées, les cheveux en serpents : vraies têtes de Gorgone – certaines plutôt ivres. Des grisettes jeunes, jolies, dont les robes immaculées s’étaient transformées en chemises sales, mais qui leur collaient bien agréablement au corps. Des bourgeoises, ou quelque chose de ce genre, une, en amazone rouge, avec un chapeau dont le panache mouillé retombait en queue de renard. Des harengères tiraient à la bricole et poussaient un canon aux roues et à l’affût peints en écarlate. Dans les jupes plaquées sur les formes, les croupes luisaient et remuaient comme des fesses de percherons. Des heureuses, cotillons troussés par-dessus les cuisses, se tenaient, certaines par deux, à califourchon sur les chevaux blancs d’un train d’artillerie. Tout cela était assez intéressant à voir. D’autres, exténuées, avançaient en groupes, se soutenant mutuellement. La plupart semblaient insensibles à la fatigue, au mauvais temps. Il y en avait qui riaient, qui dansaient dans la boue en clamant qu’elles allaient orner leur coiffure d’une cocarde faite avec les boyaux de la « gueuse ». Il y avait des aphones et d’autres qui nous jetaient : « Voyez comme nous sommes faites, nous voilà comme des diables. La bougresse – la vache, disaient certaines – nous le paiera. Nous l’emmènerons à Paris morte ou vive ! » Apercevant un garde du corps parmi les curieux, elles lui crièrent : « Tu vas au château ? Annonce à la Reine que nous venons pour lui couper le cou. » Parmi ces créatures, il m’a semblé reconnaître des hommes enjuponnés. On en voyait quelques-uns, mais peu, en costume masculin, élevant des écriteaux où se lisait : « À Versailles ! Vive la liberté nationale ! » C’était, du reste, un homme qui avait mené le cortège : un certain Maillard, clerc d’huissier, gigantesque gaillard
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