L'Amour Et Le Temps
refusé de se joindre, Claude était allé au domicile du moribond, rue de la Chaussée-d’Antin. On l’avait jonchée de paille pour étouffer le bruit des voitures. La foule, qui se pressait pour lire les bulletins de santé affichés à la porte, parlait bas. Le Roi, la Reine même, le président de l’Assemblée, tous les partis faisaient prendre des nouvelles. Les médecins Cabanis et Petit veillaient dans la chambre ; l’évêque constitutionnel d’Autun, Talleyrand, se tenait au pied du lit. Le malade avait déjà tout le bas du corps froid et insensible, mais sa pensée demeurait claire, sa parole ferme. Depuis des mois, il était en guerre acharnée avec le triumvirat Duport-Barnave-Lameth, qui le détestait, qu’il appelait le « triumgueusat ». Il reçut pourtant, avec Claude, Barnave dont on lui avait rapporté un mot amical, leur recommanda de se défier de l’Angleterre. Il en sentait croître l’hostilité, dit-il. « Ce Pitt est le ministre des préparatifs. Si j’eusse vécu, je lui aurais donné du chagrin. » Prenant la main de Claude : « Mounier-Dupré, murmura-t-il, je vous ai toujours estimé. Vous n’êtes pas un homme de parti, vous pouvez me comprendre. Écoutez-moi : j’emporte dans mon cœur le deuil de la monarchie, ses débris vont devenir la proie des factieux. »
Un entassement d’oreillers lui soutenait le torse et la tête, En contemplant ce mufle léonin, à présent boursouflé, marbré de plaques et comme déjà livré à la décomposition, Claude, ému, se souvenait du jour où il avait vu pour la première fois le « comte plébéien », debout devant la table des ministres, devenue celle de Bailly, dans la salle des États : Mirabeau, affreux, sonore et redondant. Ensuite, sous la pluie, l’aile du chapeau lui battant la figure, Mirabeau crotté, claironnant sur la place d’Armes qu’il fallait aller siéger à Paris. Et encore, Mirabeau chassant, d’une voix irrésistible, Dreux-Brézé stupéfait… Deux ans ! N’était-ce donc point hier ! Une grande époque finissait avec ce puissant lutteur. Claude sentit qu’en dépit de tout ce qui les séparait une part de lui-même mourait avec cet homme.
IV
« Peut-être nous sommes-nous défiés de lui trop longtemps, dit, en quittant la maison, Barnave qui, après avoir haï le tribun, semblait frappé par son ultime avertissement.
— Je ne le pense pas, répondit Claude malgré son propre trouble. Ce fut un grand homme, certes, mais le moyen de faire confiance à un personnage si impur ! Il était trop plein de lui-même pour oublier jamais ses visées personnelles. Là-dessus, Desmoulins a raison. »
Dans ses Révolutions de France et de Brabant, Camille accusait Mirabeau, vendu à la Cour, disait-il, de travailler sournoisement à rétablir le pouvoir royal. Encore que Pétion prétendît avoir lu un plan de conspiration écrit par Mirabeau lui-même, Claude ne croyait pas cela. Certes, le député d’Aix, en prenant son parti de la monarchie constitutionnelle avec le souverain qu’il avait voulu détrôner au profit d’Orléans, nourrissait l’ambition de devenir, comme ministre de Louis XVI, le grand maître de cette monarchie. Certainement aussi, il monnayait ses services ; de tels besoins d’argent le talonnaient ! Tout cela ne comportait aucun risque grave, si l’on restait sur le qui-vive. Le vrai danger, Claude le voyait dans le fait que Mirabeau jouait la partie de la monarchie révolutionnaire non point avec la carte du Roi mais avec celle de la Reine. Il le montrait de plus en plus clairement, répétant partout, avec son goût des formules frappées : « Le Roi n’a qu’un homme ; c’est sa femme. » Mirabeau se laissait aveugler par son admiration, Claude en était convaincu. On ne pouvait commettre pire folie que de compter sur Marie-Antoinette. Oh ! sans doute, elle avait beaucoup changé depuis son installation forcée aux Tuileries ! Elle ne montrait plus rien de son ancienne frivolité. Les amusements, la toilette, les bagatelles, le jeu même : oublié, tout cela, semblait-il. Ces dix-huit mois avaient fait de la souveraine capricieuse, facilement emportée, une femme apparemment plus souple, diplomate, entendue aux affaires. Abandonnée par sa Cour brillante depuis longtemps enfuie au-delà des frontières, seule avec sa famille et quelques fidèles dans le poudreux château de Catherine de Médicis déserté par les monarques depuis plus de
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