L'Amour Et Le Temps
effrontés, arrogants, qui affectaient des allures de casseurs d’assiettes. Ils assourdissaient tout le monde avec leurs cavalcades, tramaient leur sabre, faisaient sonner leurs éperons. Jacques Mailhard et quelques autres avaient constitué une garde d’honneur à M me Naurissane : ils encadraient sa voiture, accompagnaient Thérèse à la messe où elle se rendait assidûment désormais, encore qu’elle fût toujours aussi incroyante. Toutefois, la reine des dragons, c’était Babet, reine de leurs banquets chez le traiteur Perrier ou chez Latour, sur la route de Paris. On y sablait le vin d’Ay en chantant « Ô Richard ! Ô mon roi ! » en brocardant les chasseurs patriotes que certains excités allaient ensuite provoquer dans les rues.
Il y eut des disputes. Dans les premiers mois de 1791, malgré le froid les esprits s’échauffaient dangereusement. En février, à l’auberge Latour, une violente bagarre éclata. Une douzaine de jeunes dragons festoyaient en bonne compagnie ; dans une autre salle, des chasseurs étaient attablés, et parmi eux Antoine Malinvaud, devenu caporal. Avec les dragons, Babet chantait des airs subversifs. Le Roi ou la nation lui importaient peu, elle se mettait simplement au diapason de ses riches amis. Malinvaud, tout placide qu’il était d’ordinaire, fut ulcéré par ce qu’il considéra, de la part d’une ancienne habituée du Naveix, comme une trahison. Il avait aussi, faut-il dire, un peu bu. « Ah ! s’exclama-t-il, si c’est pas malheureux, quand même, d’entendre ça ! »
La voix claire et railleuse de Babet cascadait sur un fond de barytons et de basses, scandé par des tintements de flûte à champagne. Malinvaud n’y tint plus. Il se leva, entra dans la seconde salle. « Tu n’as pas honte de frayer de la sorte avec les ennemis du peuple ! » lança-t-il.
Ce n’était pas méchant. Cela provoqua pourtant une ruée des dragons sur Antoine. Tabaraud, un orfèvre de la rue du Clocher, le saisit au collet, le repoussant avec des bourrades. Les autres chasseurs s’élancèrent, et, tandis que Babet, grimpée sur la table, serrait ses jupons en criant d’effroi, une bataille à coups de chaises s’engagea. Ce fut un beau tumulte. Les piaillements des servantes s’ajoutaient aux cris de Babet. L’hôte, les valets, essayaient de désarmer les combattants ou de les pousser dans le jardin pour limiter les dégâts. Enlevé par Tabaraud et un certain Guibert, Malinvaud fut jeté par-dessus le mur de clôture. Comme les chasseurs reprenaient vigoureusement l’offensive, Guibert, se faufilant dans la salle, en rapporta une brassée de sabres dont ses camarades s’étaient défaits en s’attablant. Les chasseurs alors mirent la main à leurs briquets. Du voisinage, les gens, qui détestaient les dragons, accouraient avec des bâtons, des fourches. L’affaire allait devenir sanglante lorsque, heureusement, une patrouille de grenadiers, alertée, arriva au pas de charge, juste à temps pour s’interposer. Tabaraud et Guibert furent arrêtés.
En mars, ce fut M. Delmay en personne qui provoqua une affaire à propos d’un pamphlet royaliste brûlé en grande pompe par les chasseurs devant leur corps de garde, et d’une bousculade entre grenadiers et dragons survenue le jour de l’intronisation du nouvel évêque. En effet, le 1 er février, en présence des électeurs réunis à la cathédrale, Pierre Dumas, ayant constaté le refus de serment de M gr Duplessis d’Argentré, avait proclamé vacant le siège épiscopal de Limoges. Puis la messe du Saint-Esprit fut dite par un ci-devant Dominicain : M. Portailler, assermenté. Le lendemain, on procéda au vote ; il fallut trois tours pour départager les candidats : l’abbé Goutte et le curé Gay Vernon. Celui-ci, enfin élu, fut proclamé au son des cloches évêque constitutionnel de la Haute-Vienne. Il y eut des discours, grand-messe, Te Deum, vives réjouissances chez les Amis de la Constitution, explosion de lazzi et d’injures chez les ex-Amis de la Paix. Quelques jours plus tard, après avoir donné sa démission de maire de Compreignac, Gay Vernon s’en allait à Paris où il fut sacré par Talleyrand au cours d’une cérémonie à laquelle assistèrent Claude, Lise, Montaudon, l’abbé Goutte lui-même, mais que boudèrent M. de Reilhac, Naurissane, et, bien entendu, M gr d’Argentré. Le 25 mars, le nouvel évêque faisait son entrée solennelle à Limoges.
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