L'Amour Et Le Temps
soixante-dix ans, elle était tout à ses devoirs d’épouse, de mère, de reine. Parfois, Claude et Lise, prenant l’air aux Tuileries en ces premiers jours de printemps, la voyaient se promener avec sa jeune belle-sœur Madame Élisabeth, le petit Louis-Charles et Marie-Thérèse-Charlotte qui avait maintenant treize ans, dans la partie du jardin réservée à la famille royale. Lise, touchée, se demandait si la Reine appelait encore ses enfants Chou d’Amour et Mousseline.
Tant de sagesse ne faisait pas illusion à Claude. Il avait trop bien compris ce caractère, à Versailles, trop bien perçu les mouvements de cette âme, pour ne pas deviner les sentiments qui l’habitaient. Il admirait toujours Marie-Antoinette et sa dignité plus que jamais royale, pourtant il ne pouvait pas ne point voir en elle une ennemie qui ne se rendrait jamais. Aurait-elle eu le désir sincère de se plier au nouvel état de choses, son instinct ne le lui eût pas permis, Claude le savait. Elle devait souffrir impatiemment la surveillance de La Fayette, des officiers de la garde nationale remplaçant au château les aristocratiques gardes du corps, les sentinelles nombreuses autour des Tuileries. Toutes ces garanties qu’il fallait bien prendre étaient certainement, pour la fille d’une impératrice, autant d’outrages. Instruite par l’expérience, elle feignait d’accepter sa nouvelle condition, mais il ne semblait pas imaginable qu’elle supportât les contraintes de toute nature auxquelles la prudence obligeait à soumettre la famille royale, au moins jusqu’à ce que la Constitution fût promulguée. Le seul moyen, pour Marie-Antoinette, de résister souterrainement, d’entraver la Révolution, de préparer peut-être une offensive, c’était d’endormir Mirabeau, de le manœuvrer. Voilà pourquoi Claude ne regrettait point de n’avoir pas soutenu le tribun devenu serviteur du Roi par intérêt pour la Reine.
Cependant, une fois Mirabeau mort et, au milieu d’une extraordinaire pompe funèbre, enseveli près de Descartes dans la nouvelle église Sainte-Geneviève transformée en Panthéon français, Claude mesura le vide redoutable creusé par cette disparition. Barnave le sentait aussi ; il avait prononcé aux Jacobins, avec un sentiment sincère, l’éloge du tribun. Entre le couple des souverains et l’Assemblée nationale, Mirabeau avait été, ces temps derniers, comme une sorte de lien élastique, amortissant les heurts, un interprète. Le Roi l’employait avec mépris et sans vraie conviction, la Reine avec dégoût, non sans duplicité, peut-être ; il exerçait néanmoins sur eux, en dépit d’eux-mêmes, son influence, comme il l’exerçait sur l’Assemblée, sur les clubs, sur les gazetiers, sur les faubourgs. Désormais, aucun pont n’existait plus entre les hommes qui faisaient la Révolution et le ménage royal qui la subissait. De part et d’autre du fossé, on se regardait avec une défiance accrue par les lois sur l’organisation du clergé. Le Roi, on ne l’ignorait point, n’avait accepté qu’avec la plus grande répugnance la Constitution civile. Pour lui, profondément catholique romain, le serment imposé aux prêtres devait être une véritable hérésie. Dans la solitude, disparu son seul conseiller de l’autre bord, Louis ne se rebellerait-il pas contre la violence qu’on l’obligeait à se faire ? Marie-Antoinette alors ne serait-elle pas tentée de saisir l’occasion, pour provoquer à une complète révolte cet esprit indécis ?
Peu de jours après, cette crainte se précisa chez Claude. Lise le vit rentrer, fort sombre. Elle alla vers lui, il ne songeait même pas à l’embrasser.
« Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, surprise.
— Les pires nouvelles. Le pape a non seulement interdit le serment des ecclésiastiques, mais encore, dans deux brefs qui sont des monuments de stupidité et d’obscurantisme, il a condamné la Déclaration des droits de l’homme et jeté l’anathème sur les principes de la Révolution.
— Vous attendiez-vous à autre chose ?
— Non, bien entendu, répondit-il avec colère. De la part d’un de ces pontifes qui ont permis l’Inquisition, encouragé la Ligue, béni les dragonnades, fait au total couler sur terre plus de sang qu’aucun tyran, cela ne doit pas surprendre. Pour l’interdiction du serment, nous étions plusieurs, au comité, à la prévoir. Nous pensions que l’on pourrait tolérer l’existence côte à
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