L'Amour Et Le Temps
nous invite à croire à la paix, au bonheur ; en réalité la nature c’est la guerre perpétuelle : tout se fait la guerre, autour de nous, jusque dans les profondeurs de ce fleuve miroitant où le gros poisson dévore son congénère plus petit, qui lui-même mange le ver ou l’insecte. Comment les hommes, eux aussi, ne se combattraient-ils pas ? À cette heure, papalins et partisans de l’annexion à la France s’entr’égorgent en Avignon, songez-vous à cela ? »
Laissant les dames cueillir des fleurs dans le sous-bois, les deux beaux-frères se promenaient devant le vieux château de Philibert Delorme, dressant dans l’azur plein d’hirondelles ses hautes cheminées et ses clochetons.
« Vous avez de bien sombres pensées, mon cher Jean, répondit Claude. Par un si beau jour ! Pourquoi songez-vous à la guerre ?
— Parce que j’en crains l’éventualité. Vous aussi, avouez-le. C’est fort bon de décréter, comme l’Assemblée l’a fait dernièrement : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans une vue de conquête et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’un seul peuple », ou quelque chose de ce genre. J’ai lu cela avec plaisir dans les gazettes, bien entendu. C’est notre sentiment à tous, mais c’est un sentiment unilatéral. Au demeurant, la déclaration ne manque pas d’une ambiguïté qui se comprend. Il y a là-dessous un avertissement, n’est-ce pas ?
— Oui, reconnut Claude. Dans une certaine mesure, du moins.
— Nous ne ferons jamais de guerre offensive, nous nous défendrons si l’on nous attaque. Et l’on nous attaquera, soyez-en sûr.
— Ce n’est pas inévitable, dit Claude mollement.
— Allons donc ! Les souverains étrangers ne peuvent pas laisser vivre notre Révolution, ses principes sont trop expansifs. Voyez ce qu’ils leur coûtent déjà : les États belgiques à l’empereur, Avignon et le Comtat dès maintenant perdus pour le pape. Les villes du Rhin s’agitent, le Piémont et la Toscane secouent les chaînes du despotisme. Et l’Angleterre, qui nous a toujours jalousés, qui ne nous pardonne pas la perte de ses colonies américaines, croyez-vous qu’elle laissera passer l’occasion ? Pitt nous pousse à la guerre civile, l’Espagne agit de même, vous l’avez dit. Peut-on imaginer que Marie-Antoinette ne soit pas en train de solliciter contre nous le secours des princes ses parents ? que les émigrés ne mettent pas tout en œuvre pour reconquérir leurs biens, leurs places, leurs privilèges ? Il faudrait être aveugle pour ne point voir qu’à toutes nos frontières se prépare une coalition d’ennemis. Ils saisiront le premier prétexte pour fondre sur notre pays. Avec quoi nous défendrons-nous alors ? Les vieilles troupes sont gangrenées de royalisme, la garde nationale est une force de police, pas une armée. »
Claude, pensif, ne répondit qu’en acquiesçant du front. Il poussait distraitement du pied un caillou. Dubon reprit : « Nous vivons sur un volcan. Demain, le Roi peut être hors de France et revenir à la tête de cohortes étrangères. Les mesures que vous avez prises, à l’Assemblée, ne suffisent point ; la garde aux Tuileries, non plus. Je ne suis pas un extrémiste, certes, mais devant l’effroyable danger que les intentions manifestes de nos souverains font courir au pays, je partage l’avis de Desmoulins, voire de Marat. Sinon Louis, du moins Marie-Antoinette devrait être tenue sous clef. »
Marat écrivait en effet dans son Ami du peuple : « Insensés Parisiens, renfermez l’Autrichienne, son beau-frère, le reste de la famille. La perte d’un seul jour peut être fatale à la nation et creuser le tombeau à trois millions de Français. » Desmoulins dans ses Révolutions de France et de Brabant, Robespierre aux Jacobins, Danton dans ce même club et aux Cordeliers, répétaient leurs cris d’alarme, dénonçaient les préparatifs qui se faisaient aux Tuileries. Une femme de service avait vu la Reine empaqueter ses diamants. Les rapports des espions, adressés aux clubs, à l’Assemblée, à La Fayette, à Bailly, décelaient tous un remue-ménage mal dissimulé parmi les hôtes du château : Louis, Marie-Antoinette, M me Campan, confidente de la Reine, le baron de Goguelat, son secrétaire, M me de Tourzel, gouvernante des enfants de France, Madame Élisabeth, sœur du Roi, enfin Monsieur et la comtesse de Provence, sa femme.
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