L'Amour Et Le Temps
lui paraissait tout naturel.
« Comment, demandait M. Mounier père, comment la Cour, hostile à toute véritable réforme, nul ne l’ignore, peut-elle nous faire une concession si dangereuse pour elle ? Nos députés vont s’en servir pour la battre en brèche sans répit, j’y compte bien !
— Elle agit de la sorte dans sa haine du Parlement, je présume, répondait Claude. Les conseillers n’ont cessé depuis l’automne de s’opposer au doublement du tiers. Ils savent bien que nos délégués vont pratiquement se substituer à eux. La Cour qui déteste le parlement de Paris, le Roi qu’il agace, ont vu là, je pense, l’occasion d’une revanche sans risque, maintenant qu’il s’est déconsidéré à nos yeux. Au contraire, ils se donnent les gants d’avoir l’air plus libéraux que lui. Ils n’ont pas imaginé les conséquences de leur action. Non, mon cher René, ce n’est pas une victoire de la justice, c’est le triomphe de la légèreté, de la sottise. Profitons-en.
— Profitons-en, mais défions-nous, corrigea Pierre Dumas. Cette faveur trop facilement concédée doit couvrir une ruse. Timeo Danaos…»
Quoi qu’il en fût en réalité, la mesure donnait confiance à la majeure partie du public. On l’attribuait généralement aux bonnes dispositions du roi, on l’en aimait davantage, on augurait bien de l’avenir qui se présentait sous de si favorables auspices.
Cependant François Nicaut ne pouvait se défendre d’une inquiétude en voyant se réaliser si exactement ce que lui avait annoncé son visiteur, l’homme aux lunettes. En serait-il de même pour les événements « sans doute violents » dont l’ex-moine lui avait parlé ? Le drapier voulait une profonde révolution dans l’état des choses, mais, pas plus qu’un abbé Lambertie – franc-maçon lui aussi, comme l’avait été le Roi en personne –, il ne souhaitait le désordre, encore moins la violence. Il désirait une métamorphose « philosophique » du mode de gouvernement et de l’État, dans lesquels il fallait remplacer l’idée absurde du droit divin, les abus d’influence ecclésiastique, l’empirisme, par les principes de la raison. La bourgeoisie, éclairée, active, source de la richesse nationale, vrai moteur de la nation grâce à ses hommes pratiques, habitués aux affaires par leurs professions, devait prendre à tous les degrés de la res publica la place que la logique lui assignait et que lui refusait la classe privilégiée. Une action conduite à couvert était utile pour pousser à cette transformation, unir et soutenir des individus incertains d’eux-mêmes, ordonner les efforts selon un plan à longue portée, avec ses moyens, ses chemins, ses étapes. Que viendrai ici la violence, sinon risquer de tout compromettre ?
À vrai dire, cette action n’était pas fort bien menée. On recevait des conseils fraternels : pures dissertations de principes, et lorsque de véritables directives arrivaient, transmises par l’homme aux lunettes, non seulement elles ne satisfaisaient pas l’esprit, mais encore elles inspiraient, comme cet individu lui-même, une irrésistible défiance. Sous son étiquette d’« apprenti », de qui était-il le véritable agent ?
Il semblait parfois à Nicaut qu’une conjuration d’intérêts indéfinissables s’agitait dans l’ombre de la maçonnerie, se servait de ses éléments et la débordait avec machiavélisme. Quels intérêts ? Quelles ambitions, peut-être ? Ce n’était pas un simple drapier de province qui aurait eu les moyens de le savoir. Il ne se fiait guère aux grands seigneurs de la mère Loge, en particulier à un homme de cabale comme le duc d’Orléans. Il ne plaisait pas à son bon sens que le Grand Orient prêtât si complaisamment l’oreille aux paroles venues de Londres. Dans tous les domaines, l’anglomanie était la fureur du jour. On s’habillait, on se coiffait à l’anglaise, on se rasait avec des rasoirs de Sheffield, on admirait le système politique anglais. Il fallait cependant être bien naïf pour croire que les Anglais fussent nos amis. Comment ce peuple orgueilleux et avide nous eût-il pardonné la perte de ses colonies d’Amérique libérées grâce à l’intervention française ! Avant cela même, lord Chatham ne déclarait-il pas aux Communes que l’Angleterre ne devait à aucun prix laisser la France devenir une puissance maritime et coloniale ?
À bien réfléchir, quelque chose
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