L'Amour Et Le Temps

quai des Lunettes. Dubon, procureur au Châtelet, appartenait à une famille d’ascendance limousine. Appelé à Limoges par le règlement d’un héritage, il s’était épris de Gabrielle Mounier en la voyant chez de communs cousins. Il y avait de cela dix-huit ans. Il en comptait à présent quarante-quatre que sa corpulence accusait. Gabrielle, à trente-sept ans, demeurait toujours jeune, avec un teint frais comme celui de Claude, et, dans les atours, le piquant de la Parisienne qu’elle était devenue. Les Dubon avaient un fils de seize ans : Fernand, une fille de treize, baptisée Claudine en l’honneur de son parrain.
    Les enfants l’accueillirent par de joyeuses démonstrations, d’autant qu’il leur apportait des cadeaux. Le père, lui, manquait d’aise. Il s’en expliqua pendant le souper, déclarant d’abord à Claude que les États ne s’ouvriraient assurément pas le 26, ni même avant longtemps.
    « Comment ! ça ! Nous sommes expressément convoqués pour cette date.
    — Sans doute, seulement ici rien n’est prêt. L’élection des députés pour le tiers aurait dû se faire aujourd’hui, or les districts n’ont même pas encore désigné tous les électeurs.
    — Les districts ?
    — Oui, dit le procureur, vous n’avez pas eu besoin de cette pratique, en province. Paris, lui, doit nommer six cents électeurs qui enverront aux États quarante députés. Dans le tiers seul, nous sommes trois cents à réunir. Ce n’est pas mince affaire, vous pensez, il a fallu diviser les seize quartiers de la ville en fractions que l’on a nommées districts. Chacun d’eux doit tenir son assemblée primaire. Pour le nôtre, c’est chose accomplie ; je suis désigné, entre autres, et j’irai demain à l’Hôtel de ville où les échevins ont convoqué en assemblée générale les électeurs de la commune de Paris pour débattre de ses doléances. Je gage que sur les trois cents nous serons au plus la moitié. On aurait dû entreprendre tout cela beaucoup plus tôt. Les gens ne se meuvent pas en un tournemain, beaucoup ne comprennent même pas ce que l’on attend d’eux ou ne s’en soucient point. C’est trop inhabituel, vous comprenez. Il y a combien de siècles que l’on a tenu pour la dernière fois les États généraux ?
    — Un peu plus d’un et demi, répondit Claude avec précision. Les derniers furent réunis à Paris par la reine Marie de Médicis.
    — Tu vois si ton oncle sait son histoire de France, dit Gabrielle à son fils. Tâche de suivre cet exemple.
    — Je connais très bien l’histoire de la marine, répliqua l’adolescent.
    — Oh ! parbleu ! Toi et ce qui va sur l’eau !
    — Allons, allons, paix ! gronda le père. Depuis quand les enfants parlent-ils à table ? » Et revenant à son propos : « Tout cela m’inquiète fort, mon cher Claude, je ne vous le cache pas. Le temps presse. Tandis que trop de jours se perdent, il se produit une fermentation alarmante. Si l’on tarde encore pour appliquer des remèdes, ils seront impuissants.
    — Jean voit peut-être les choses très en noir, remarqua Gabrielle, mais moi-même parfois j’ai peine à ne pas me soucier, je l’avoue. »
    Claude répondit que la situation n’était pas meilleure à Limoges. « Juste avant mon départ, ajouta-t-il, j’ai dû aider à calmer une sédition dans l’Abbessaille.
    — Il se pourrait bien que vous arriviez ici pour en voir d’autres. Il en éclatera quelque jour si l’on ne remédie pas très vite à la détresse générale. La vie est trop dure, trop chère pour beaucoup de gens. D’autres spéculent honteusement là-dessus. Le pain manque. Si l’on en veut avoir il faut le payer quinze sols la livre, encore ne fait-il pas le poids. Souvent même il est à peine mangeable.
    — Bah ! il contient du son, je vois, en assez bonne quantité. Nous connaissons cela aussi, chez nous.
    — Oh ! celui-ci n’est pas trop mauvais. Certaines fois, on le croirait pétri de paille hachée et de plâtre. Mais comprenez-vous, la disette à Limoges ne tire guère à conséquence, parce que c’est une petite ville. La classe indigente ne peut y être nombreuse ni difficile à secourir. Dans une agglomération de quinze mille âmes !… Ici, le faubourg Saint-Antoine à lui seul réunit trente mille indigents. Jusqu’à cet hiver, on en comptait onze cents. L’archevêque, M gr  de Juigné, a distribué en ces derniers mois plus de quatre cent mille