L'Amour Et Le Temps
après, en la regardant s’éloigner dans le balancement de sa jupe large, il ne comprit plus ce qu’il avait voulu dire. Ces mots étaient ridicules.
« Je n’aime pas vos messes basses, lui jeta Léonarde. Je n’aime pas Mounier non plus, mais une femme mariée n’a pas à s’occuper d’un autre homme que son époux.
— Justement ! nous n’avons pas cessé de parler de lui », répliqua Bernard, distrait.
« Nous ne sommes plus des enfants » : pauvre réponse, pensait-il. Ce n’est point cela qu’il convenait de dire. Pourtant c’était bien ce qu’il sentait. Quelle différence en eux entre les deux amoureux candides, emportés, du printemps précédent, et ce qu’ils étaient aujourd’hui. Une année à peine – une année pleine de choses, d’expériences amères, de découvertes, d’épreuves, d’espoirs – les avait bien rapidement mûris. Pour la première fois, il eut conscience de vieillir : la conscience charnelle du temps qui se rétrécit et nous change. Confusément, il se vit âgé comme son père. La lumière serait la même sur le crépi granuleux de ce mur, le tilleul projetterait toujours son ombre sur le banc… Jusqu’à présent il se faisait vaguement de sa vie l’idée d’un ruban quasi sans fin. Tout à coup, elle lui apparaissait sous la forme d’un triangle vers la pointe duquel il irait de plus en plus vite. Babet sentait-elle instinctivement cela, pour être si avide de tout, si gloutonne !… Il revit les yeux, la bouche de Lise, tout à l’heure, quand elle se disait libérée de ses liens par Mounier lui-même, et sa silhouette souple, la courbe de ses hanches, ses longues jambes mouvantes dans sa jupe. Un vers latin lui cognait à la tête comme une mouche à une vitre : Vive in dies et horas… : Profite du jour, de l’heure, la mort vient pas à pas.
Pourquoi repousser les joies qui s’offrent ?
Dans les derniers jours de la semaine, Lise reçut une lettre de son mari. Il narrait brièvement ses déceptions, ses inquiétudes. On ne savait toujours pas quand s’ouvriraient les assemblées. « En revanche, écrivait-il d’une plume sarcastique, on vient de nous faire connaître dans le moindre détail l’uniforme que nous aurons à revêtir. C’était, évidemment, essentiel. Pour le clergé, la tenue de son état, soutane, camail, etc. Pour la noblesse, le costume des cérémonies de la Cour, celui que le grand sénéchal portait, au collège, le jour des élections : satin noir, brocart d’or, velours, dentelles, plumes, vous vous en souvenez ? Quant à nous, humbles gens, nous devrons nous présenter travestis en maîtres des requêtes, c’est-à-dire : manteau noir, court, à collet, habit noir en drap, culotte et bas noirs, cravate et manchettes de simple batiste, chapeau bicorne, sans ganse ni bouton surtout, pas plus que de broderies à la cravate. Adieu galons, adieu alençon et malines ! Notre bon frère Louis en est pâle d’humiliation, et point seul dans ce cas. Pour ma part, je trouve maladroit de marquer par cette différence du costume la différence entre les classes, autant qu’inconsidéré d’imposer à certains de nos collègues fort pauvres une dépense toute superfétatoire. Bien entendu, nulle sottise, nul aveuglement, nul égoïsme, ne peuvent surprendre, venant de la Cour. En l’occurrence, je suis favorisé. Je possède le principal : l’habit. Ma sœur Gabrielle s’est chargée de me procurer le manteau…»
Dans cette lettre, faite pour être communiquée, Lise en trouva une seconde, destinée à elle seule. Le ton en était tout autre, la teneur quasiment incroyable. « Ma chère, écrivait Claude, j’ai beaucoup pensé à vous depuis notre séparation. C’est que je n’avais jamais eu autant de loisir, hélas ! – hélas, à tous égards. Bon. J’ai pu voir combien vos griefs contre moi sont justes. En vérité, je me suis conduit avec vous comme un barbare. Je vous ai sacrifiée, non pas à une ambition extravagante, soyez-en sûre, mais au désir de vous avoir à moi. Cet égoïsme que je reproche à d’autres, j’en suis coupable, combien plus encore, envers vous. Ma seule excuse, c’est de ne m’en être point rendu compte. Mais non, cela ne m’excuse pas. Au contraire, cela montre que j’ai manqué d’attention, quand j’eusse dû vous la consacrer toute. Un être si charmant, si admirable par ses douces vertus, mérite toutes les pensées d’un époux. Comme vous avez
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