L'Amour Et Le Temps
auraient dû siéger depuis deux jours ; on cherchait encore vainement à savoir quand ils s’ouvriraient. Oisive, dépaysée, la foule des représentants errait dans la ville, tuant en parlotes amères un temps que l’on aurait dû employer au bien du royaume. Les retardataires apportaient de leurs provinces des nouvelles alarmantes : un peu partout la disette, ou la crainte de la disette, s’aggravait, provoquant des séditions. Dans le Midi, dans l’Ouest, dans le Centre, on redoutait un soulèvement général des paysans. Cependant, isolé de l’univers dans son monde à lui, comme le disait Claude, le Roi chassait. Inquiets, profondément déçus, mécontents, les députés, moqués par les gens de Cour, se heurtaient à l’indifférence des bureaux où l’on opposait à leurs questions, avec un haussement d’épaules, un perpétuel : « Nous ne savons rien. On vous avisera. » Louis parlait de rentrer à Limoges. M. de Reilhac le modérait. Quant à Montaudon, voyant que rien ne se ferait cette semaine encore, il était déjà retourné au Palais-Royal rejoindre une rousse « divine, mon cher », déclarait-il.
Le 28, Claude suivit ses traces, afin de savoir si les électeurs parisiens allaient oui ou non se décider. À plusieurs reprises, la semaine précédente, il avait fait le va-et-vient entre Versailles et Paris, pour trouver chaque fois un Dubon plus pessimiste. Ayant prié Louis de le prévenir si l’on s’assemblait, Claude partit après un souper assez chiche. Il arriva au Pont-Neuf vers sept heures. Jean Dubon l’accueillit par ces mots :
« Quand je vous disais que l’on verrait bientôt des émeutes ! Il vient d’y avoir un massacre. Le sait-on à Versailles ? Comme je vous le disais aussi, c’est la peur de la misère qui semble bien avoir provoqué ce drame.
— Un massacre ! s’exclama Claude. Où cela ? Comment ? Quand ? Je n’ai entendu parler de rien.
— Cela s’est produit tantôt, en ville. J’ai appris la chose au moment où je quittais le Châtelet. On appelait le lieutenant de police pour relever les blessés et les morts. Il y en aurait plusieurs centaines, à ce que l’on prétend. Ce n’est qu’un cri dans le faubourg.
— Je n’ai pourtant vu aucune agitation par les rues, en venant.
— Paris est grand, vous le savez. Le drame s’est déroulé loin d’ici, presque à la barrière du Trône.
— Mais pourquoi un massacre ! À quel propos ?
— J’avoue, dit Dubon, que je comprends assez mal. En réalité, l’affaire a commencé hier. C’était alors une effervescence sans la moindre gravité. Le lieutenant de police en a été averti comme d’un simple bacchanal qui se produisait devant la maison Réveillon, il a envoyé un exempt avec quelques hommes pour surveiller. Il faut vous dire, mon cher Claude, que ce Réveillon est un fabricant de papiers peints fort connu : un artisan qui s’est élevé par lui-même, un homme très ouvert à toutes les idées nouvelles. Il y a quatre ou cinq ans, il s’était prêté aux tentatives de Pilâtre de Rozier avec ses aérostats, vous savez bien. Il a fourni le papier et façonné la montgolfière grâce à laquelle, pour la première fois, des hommes – Rozier et le marquis d’Arlandes – se sont élevés dans les airs. On en a beaucoup parlé. Vous vous en souvenez certainement. Eh bien, l’expérience a eu lieu dans son jardin. Tout cela pour vous expliquer que Réveillon est un esprit des plus modernes. Il a su adapter à son artisanat des procédés mécaniques, sa maison est devenue une fabrique très active où il n’employait pas moins de trois à quatre cents personnes.
— Diantre ! fit Claude pensant à la Manufacture royale de son père qui, au plus beau temps, occupait une douzaine d’ouvriers et quatre peintres sur porcelaine.
— Réveillon, poursuivit le procureur, est en outre un grand partisan des réformes. Nous avons, hier justement, porté son nom sur la liste où l’on choisira les députés. Je ne puis croire qu’un homme de cette sorte ait songé, comme on le raconte, à réduire le salaire de ses ouvriers. Et pas d’un peu ! De trente sols par jour à quinze, s’il vous plaît. Non, de sa part, dans sa situation, cela ne serait vraiment pas imaginable. Néanmoins, sur ce bruit vague, les mécontents dont je vous parlais tout à l’heure se sont rassemblés aux abords de la fabrique, dans le faubourg Saint-Antoine. Ces gens, après avoir
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