L'Amour Et Le Temps
Réveilllon ! À mort l’affameur ! » Il n’y avait d’ailleurs plus guère de ses ouvriers parmi cette populace. Les voilà bien avancés ! où trouveront-ils à se nourrir, maintenant que leur fabrique est détruite ? »
Claude se rappelait les paroles du « Vénérable » Nicaut : « N’y aurait-il pas là-dessous une influence ? » Ici, plus encore qu’à Limoges dans l’affaire de l’Abbessaille, on avait spéculé sur la misère du peuple ou sur sa peur de la misère – en l’occurrence sur la crainte d’un abaissement des salaires – pour le soulever. Qui, on ?
Un cadavre, la tête en bas, les bras pendants, restait pris dans l’angle d’une cheminée ; une traînée rougeàtre, écœurante, avait découlé sur la pente d’ardoises puis le long du mur. Des hommes installaient sur un toit, au-dessous, une échelle pour descendre ce corps. Sur le pavé, les meubles calcinés, des restes noirs, informes, se mêlaient aux flaques poisseuses sur lesquelles on répandait à pelletées du sable. Cela n’empêchait pas de sentir l’odeur fade qui, par moments, montait entre celle des choses brûlées et le parfum surprenant des lilas en fleur dans les jardins derrière les maisons.
Dans le faubourg, Claude et Dubon virent des individus dépenaillés promener sur des brancards quelques morts sanglants, yeux révulsés, bouche béante. Ils les exhibaient aux curieux en réclamant une obole. Nul n’osait refuser, mais il y avait quelque chose d’odieux dans le chantage à la pitié exercé au moyen de ces pauvres dépouilles.
« Comment votre lieutenant de police tolère-t-il une telle indécence ? protesta Claude. Ces morts, quels qu’ils soient, ont droit au respect. »
À ce moment, des porteurs approchèrent en disant : « Voilà les défenseurs de la patrie. Citoyens, donnez de quoi les enterrer. »
Dubon fouilla son gousset, lança quelques sols sur le brancard. Claude dévisageait l’homme qui prononçait ces étonnantes paroles. Faussement humble, il avait une figure arrogante et veule. Ses yeux menaçaient tandis que sa bouche quémandait.
« Surprenant langage, dit Claude comme son beau-frère et lui remontaient en voiture. Vous avez entendu ? Voilà les défenseurs de la patrie. Quelle patrie prétendent-ils défendre ? Cerles, l’abbé Sieyès et d’autres réformateurs tiennent les nobles pour des Allemands qui nous ont réduits en esclavage après avoir mis la main sur notre pays. Ils nous exploitent, assurément. Quant à nous menacer ?… Et ce mot : citoyens, c’est bien la première fois que je l’entends employer au vocatif, chez nous. Vous ne me direz pas que ces gens-là lisent Cicéron.
— Non, mais ces réformateurs, justement, dont les libelles pullulent.
— Allons donc ! Ils ne savent pas lire, j’en gagerais ma tête. Voilà justement une des premières choses à réformer. Il faut donner au petit peuple le moyen d’apprendre à lire, à écrire, de s’instruire, pour le défendre de céder à des entraînements irraisonnés. Je crois plutôt qu’on leur a seriné une leçon.
— Il se peut, il se peut fort bien, mais il leur suffirait pour parler ainsi de s’être frottés aux discoureurs du Palais-Royal. Vous n’avez pas eu encore l’occasion d’y aller ? Faites-y donc un tour, c’est plus instructif que Versailles. En une heure, vous y collectionnerez plus de moyens de régénérer le royaume que vous n’en trouveriez dans toute l’ Encyclopédie. Si vous voulez mon avis, on parle trop, beaucoup trop. Cela ne facilitera pas votre tâche. »
En revenant à Paris, Claude nourrissait justement l’intention de tâter, au Palais-Royal, le pouls de la ville et du royaume, qui battait là, il le savait. Il s’y rendit le lendemain, accompagné par son neveu Fernand. À seize ans, ce garçon faisait déjà figure de jeune homme. Il était grand, développé, hâlé parce qu’il employait à peu près tous les loisirs que lui laissaient ses études à voguer sur la Seine, soit dans une petite barque construite de ses propres mains, soit dans les esquifs, fort divers, des bateliers dont il connaissait la plupart. Depuis quelque temps, cette passion se refroidissait tandis que croissait au plus intime de lui-même certaine chaude curiosité. Avec sa mine, il n’aurait pas eu de peine à la satisfaire si, en vrai coquebin, il n’eût été furieusement timide devant les objets de sa convoitise, et honteux de celle-ci. En
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