L'Amour Et Le Temps
en habit brun : silhouette épaisse mais bien droite. Et, avec un battement de cœur, il reconnut sans l’avoir jamais vu ce visage grassement modelé par la lumière des grandes fenêtres auxquelles il faisait face. Le Roi.
Hormis le traînement des pieds sur le parquet, silence. Muets, les courtisans observaient ces hommes que le monarque, sans un mot, regardait défiler devant lui. Chacun à son tour le saluait très bas. Il demeurait impassible, lourdement planté à quelques pas de la barrière, ajoutant l’inertie et la distance à cet incroyable rempart.
Cruellement déçu, Claude contemplait cependant Louis XVI avec intensité, comme hypnotisé par tout ce qu’incarnait cet être. Sa personne trop corpulente ne produisait point une impression de majesté, mais de pesante bonhomie, assez vulgaire. Et pourtant on ne pouvait en sa présence se soustraire au vieux respect qui courbait instinctivement les roturiers passant devant leur Roi. Plus proche, il prenait son aspect véritable : celui d’un homme beaucoup trop gras pour ses trente-cinq ans, au visage lourd et mou, avec des bajoues, un double menton. La bouche petite, très sanguine, sensuelle, le nez busqué, les gros yeux bleus, accentuaient sa pesanteur. Son costume le montrait peu soucieux de paraître, et cette réception semblait l’ennuyer beaucoup. Il ne manquait pourtant pas de bonne volonté. À l’approche du père Gérard dont la tenue tranchait dans cette procession d’inconnus, d’anonymes, qu’en outre la mauvaise vue brouillait, il s’anima, il parut content de pouvoir dire quelque chose à l’un de ces braves bourgeois qui le visitaient. « Eh ! bonjour, bonhomme ! » fit-il.
Après le vieux Breton, Claude salua froidement, rebuté par un dédain si naturel ou tant de maladresse. Finalement, infa-tuation ou sottise, cela revenait au même. Quelle folie d’avoir escompté l’impossible ! Entre eux et Louis XVI, quel que fût, peut-être, son bon vouloir, béait un abîme. Il faudrait de bien grands efforts pour le combler.
Après les avoir menés au Roi dans ces conditions humiliantes, on les conduisit aux princes ses frères, avec moins de cérémonial et par groupes. Ils présentèrent ainsi leurs devoirs au comte d’Artois, queClaude trouva plutôt ironique, puis au comte de Provence, faux, le regard glacé. M. Necker les reçut ensuite. Il développa d’un ton bienveillant des idées banales.
« Enfin, Monseigneur, lui dit un des représentants, qu’attend-on pour ouvrir les États ? Le temps presse. »
Le ministre répondit que cela ne tarderait plus. « Si la députation de Paris n’est pas prête, nous commencerons sans elle, dès lundi. »
On leur fit encore visiter les Trianons. La superfluité du palais et de la demeure, s’ajoutant au grandiose du château, n’était pas faite pour calmer Montaudon. Le hameau leur parut très décor de théâtre, à eux tous, familiers de la vraie campagne. Pourtant, comme le fit remarquer M. de Reilhac, la petite maison blanche avec ses galeries de bois, qui se mirait dans l’étang entre les reflets des feuillages nouveaux, montrait à quel point l’esprit des monarques avait évolué depuis Louis XIV, créateur des fastes orgueilleux de Versailles.
« Ici aussi, on a entendu les leçons de la philosophie. Il ne se peut point que nous ne nous accordions pas avec des souverains dont les aspirations sont si conformes aux nôtres. Le premier contact a été décevant, mais laissons au Roi le temps de nous connaître. »
En dernier lieu, ils virent la Reine. L’impression qu’en reçut Claude contrastait du tout au tout avec la façon dont, huit mois plus tôt, à Thias – le jour même où Lise et Bernard avaient rompu – il parlait de Marie-Antoinette. Depuis qu’il était à Versailles, les témoignages du cru le prédisposaient à réviser profondément son opinion sur elle. Au premier abord, il avait été étonné par ce qu’en disaient les petites gens du château. Quelle déconcertante différence avec les libelles qui circulaient quasi ouvertement dans le royaume, depuis longtemps, avant même le scandale du collier ! Tout en faisant la part à l’exagération du pamphlet, il avait subi, à Limoges, l’influence de ces écrits injurieux dont Barbou l’alimentait et auxquels Thérèse lui avait vertement, inexactement d’ailleurs, car ils l’écœuraient, reproché de se complaire. Comme beaucoup, il croyait, du moins dans une
Weitere Kostenlose Bücher