Lancelot du Lac
leur offrir des manteaux. Quant aux valets, ils coururent hâter les apprêts du souper, allumer les flambeaux et apporter les bassins pour qu’ils pussent s’y rafraîchir les mains.
Comme ils entamaient le premier mets, à leur surprise, survint dans la cour un chevalier plus orgueilleux qu’un taureau. Il se tenait armé de pied en cap, mais à sa façon, prenant appui sur son étrier d’une seule jambe, allongeant l’autre pour faire l’élégant, sur le cou de son cheval à la belle crinière. S’approchant de la table où se tenaient les convives, il s’écria alors d’une voix puissante : « Lequel d’entre vous est assez fou et orgueilleux pour s’aventurer dans ce pays et s’imaginer qu’il pourra franchir le Pont de l’Épée ? Qu’il sache qu’il a perdu son temps et que, maintenant, il va perdre la vie ! » Entendant ces paroles, Lancelot conserva tout son sang-froid. « C’est moi qui prétends vouloir franchir le pont », dit-il simplement. Et il continua à manger comme si de rien n’était.
« Toi ! hurla le chevalier. Comment as-tu osé engendrer telle folie ? Avant de te risquer dans une telle entreprise, il aurait mieux valu te demander comment elle pouvait se conclure pour toi ! Tu aurais dû te souvenir de la charrette où tu es monté. De cette ignominie, tu ne gardes aucune honte ? Tout homme doué de bon sens n’aurait jamais tenté une aussi grande épreuve après avoir subi semblable flétrissure ! » Lancelot ne répondant toujours rien, ses hôtes se mirent à se lamenter. Et l’arrogant, ivre d’orgueil, reprit de plus belle ses injures : « Chevalier, toi qui prétends franchir le Pont de l’Épée, écoute un peu : tu passeras l’eau, si tu veux, sans peine et sans histoires. Grâce à moi, tu feras une rapide traversée dans une barque. Mais, s’il me plaît, quand tu seras sur l’autre bord, je viendrai te réclamer le prix du passage, et ce sera ta tête, selon mon bon plaisir. – Je n’ai pas l’habitude d’aventurer ainsi ma tête, dit alors calmement Lancelot. – Dans ce cas, abandonne ton projet et rebrousse chemin ! lança le chevalier. – Je ne sais pas reculer, reprit Lancelot. – Eh bien, puisque tu ne veux pas suivre mon conseil, il te faudra venir dehors et me combattre corps à corps, afin que pour toi ou pour moi honte et deuil en résultent ! »
Avant même de se lever de table, Lancelot demanda aux valets qui le servaient de seller rapidement son cheval et de lui apporter ses armes. Ils se hâtèrent d’obéir, et bientôt Lancelot sortit du manoir et se rendit sur une grande lande où celui qui l’avait défié l’attendait. Dès qu’ils se virent, les deux adversaires fondirent l’un sur l’autre à bride abattue. Dans ce violent affrontement, ils échangèrent de si rudes coups que leurs lances se rompirent et volèrent en éclats. Alors, du tranchant de leurs épées, ils mirent en pièces leurs boucliers, leurs heaumes et leurs hauberts, s’infligeant l’un à l’autre de multiples blessures. Bientôt privés de leurs montures, ils se ruèrent l’un sur l’autre au sol, leurs épées farouchement dressées. Tout le monde était sorti du manoir pour assister au combat, et quand Lancelot s’aperçut que tous les spectateurs avaient les yeux fixés sur lui, il eut un sursaut de fureur : allait-il passer pour un lâche, n’ayant pas encore triomphé de son adversaire ? Redoublant d’efforts, il fondit sur lui comme un ouragan, le forçant à reculer, le pressant sans relâche, à tel point qu’il commença lui-même à perdre le souffle. Mais se souvenant soudain que son offenseur lui avait reproché d’être monté sur la charrette, une bouffée de rage décupla ses forces. Il le déborda en l’attaquant de biais et le bouscula de telle manière qu’il le décoiffa de son heaume. Se voyant perdu, le malheureux demanda merci. Lancelot lui dit : « Ainsi, tu veux que je t’épargne ? – Je t’en prie, fais-moi grâce de la vie ! – Soit, je t’épargnerai, répondit Lancelot, à condition que tu me jures de monter toi-même sur une charrette. Tous les discours que tu pourras me débiter pour t’en dispenser ne serviront à rien, puisque tu me l’as si vilement reproché ! – Jamais ! s’étrangla le vaincu. – Tu refuses ? Alors, sois certain que ta mort est proche ! – Seigneur, dit encore le vaincu, je suis prêt à t’obéir en tout point, sauf à monter sur la charrette.
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