Lancelot du Lac
trop veillé et avait besoin de repos. Il rentra donc en son logis, et dès que l’on ne fit plus attention à lui, il sortit par une porte dérobée. Constamment aux aguets, il s’avança, se gardant de donner l’alerte, étant évident pour tous qu’il dormait à poings fermés dans son lit. Sans compagnon pour l’escorter, il se hâta d’aller du côté du verger et ne fit aucune rencontre. Se glissant par une brèche du mur, il arriva bientôt près de la fenêtre, s’y tenant immobile et muet, se gardant bien d’éternuer ou de tousser. Alors la reine apparut dans la blancheur de sa chemise, portant sur les épaules un manteau d’écarlate. Elle appuya son front contre les barreaux qui protégeaient la fenêtre, et Lancelot, passant sa main au travers, saisit sa main.
Hélas, ce n’était guère satisfaisant ni pour l’un ni pour l’autre. « Maudits barreaux ! » pensait Lancelot. Et il dit à la reine qu’il se faisait fort, si elle y consentait, de les écarter pour la rejoindre. « Tu ne pourras pas, dit-elle, ils sont bien trop épais, et tu auras beau les serrer et les tirer vers toi, tu ne pourras les écarter ! » Lancelot répondit : « Ne t’inquiète pas ! Je ne crois pas que ce fer me résistera car rien au monde ne peut m’empêcher d’aller à toi. Si tu y consens, bien sûr, j’ouvrirai ce chemin. – Je le veux, répondit Guenièvre, mais attends que je sois recouchée, et surtout ne fais aucun bruit, car le sénéchal dort à côté. – Ne reste donc pas là davantage. Je crois que ces barreaux vont céder sans que je rompe aucun sommeil ! »
La reine s’en alla et il se mit en devoir de vaincre la fenêtre. S’attaquant aux barreaux, il les tira si bien qu’il parvint à les desceller en les ployant. Mais le fer était si coupant qu’il s’ouvrit le petit doigt et entama la chair d’un autre, sans s’apercevoir qu’il perdait du sang, goutte à goutte, ne souffrant de rien, bien trop troublé par son émoi et son désir. La fenêtre était à quelque hauteur, mais Lancelot la franchit aisément d’un seul bond. Doucement, il s’avança jusqu’au lit de la reine qui lui tendait les bras. Ce fut pour lui le plus beau des accueils et, toute la nuit, les amants se livrèrent au jeu fou de l’amour dans un bonheur qui n’eut jamais d’égal.
À l’approche du jour, il fallut cependant penser à se séparer. Lancelot, à regret, quitta le lit de la reine et s’en revint à la fenêtre, ne s’apercevant pas qu’il avait laissé des traces de sang sur les draps. Une fois dehors, il redressa les barreaux de fer et les remit en place, manœuvrant si habilement que personne ne pouvait soupçonner qu’ils avaient été malmenés pendant la nuit. Alors, se tournant vers la chambre avant de s’éloigner, il fléchit les genoux comme s’il se trouvait devant un autel, puis se fondit dans la nuit, heureux et malheureux à la fois. Ce n’est que dans son lit qu’il remarqua que ses doigts étaient blessés, mais cela ne le troubla guère, trouvant naturel de s’être écorché en tordant les barreaux. Il ne songea même pas à s’en plaindre, car, pour l’amour de Guenièvre, n’aurait-il pas sacrifié ses deux bras ?
Quant à la reine, sur le matin, elle s’abandonna au sommeil le plus doux dans la chambre aux belles tentures. Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Méléagant, comme à l’accoutumée, vint lui rendre visite. Elle dormait encore profondément, mais la première chose qu’il vit fut le sang qui tachait les draps. Aussi s’en alla-t-il vers le lit de Kaï dont les plaies s’étaient ouvertes et avaient abondamment saigné pendant la nuit. La fureur saisit le fils du roi Baudemagu. Il revint vers Guenièvre et la réveilla brutalement : « Dame ! s’écria-t-il, voilà qui est grande vilenie ! » La reine ouvrit les yeux et, ne comprenant pas cet accès de colère, en demanda la raison. Alors il lui montra le sang sur les draps. « Certes, reprit-il, mon père a bien veillé sur toi, il t’a bien protégée de moi, mais très mal du sénéchal ! C’est une infamie peu ordinaire de la part d’une dame de ta réputation que de déshonorer ainsi l’homme le plus accompli au profit du plus lâche, et c’est une grande humiliation pour moi que de me le voir préférer ! Je vaux mieux que lui puisque je t’ai conquise en combat loyal, les armes à la main. À dire vrai, si tu avais choisi Lancelot, j’aurais pu
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