L'année du volcan
Prémontrés en piastres sonnantes.
— Toi qui es si versé, éclaire-moi. Les hypothèques ne devraient-elles pas être colligées par l’État qui en vérifierait la régularité ? La prise de possession par les Prémontrés n’aurait-elle pas éventé le trafic ?
— Sauf à penser que la corruption aurait autorisé le transfert sans anicroche. Pour les hypothèques,il y a bien eu une ordonnance de 1581 établissant des registres spéciaux. Elle ne fut pas exécutée, non plus que celle d’Henri IV en 1606. Le plat fut réchauffé par le grand roi et son édit de 1693 imposait dans chaque baillage ou sénéchaussée un greffe chargé d’enregistrer les hypothèques. Il ne fut pas mieux obéi.
— Et le pourquoi de cette impuissance ?
— Trop d’intérêts particuliers s’opposaient à cette réglementation. Tu peux imaginer que ce régime clandestin faisait le bon profit des débiteurs, mais aussi des créanciers.
Bourdeau grommela comme chaque fois que la réalité venait par le travers de sa propre pensée. La perspective d’un petit ambigu, l’heure en étant largement dépassée, vint le rasséréner. Au préalable, ils passeraient au Grand Châtelet pour vérifier que rien de nouveau ne s’était produit et feraient une descente dans une petite taverne, cul-de-sac du Chat blanc, puante venelle donnant rue Saint-Jacques la Boucherie. L’endroit avait été découvert par Bourdeau au cours de la longue absence de Nicolas en Bretagne.
Au Châtelet, une heureuse surprise les attendait. Semacgus, à tout hasard, était venu pour les convier à dîner. Ayant quitté Vaugirard de bon matin, il s’était aventuré à jouer une partie d’échecs avec le Turc automate dont les exploits défrayaient la chronique. Marri d’une défaite sans conteste, le chirurgien de marine venait se consoler avec ses amis. Rien ne les retenant au bureau de permanence, ils gagnèrent l’adresse en question, se bouchèrent le nez dans une rue Saint-Jacques la Boucherie empuantie des remugles émanant des boutiques des vendeurs de suif. La taverne portait le nom de l’impasse où elle se situait. Le lieu était sombre, bas de plafond. Des murailles sortaient des piliers et des colonnes, vestiges d’un très vieil édifice. L’hôtesse, une accorte jeune femme, en jupe rouge et tablier blanc, dont le potelé inspirait la plus grande confiance dans la qualité de ses mets, les conduisit dans une petite arrière-salle où ils pourraient jaser tranquilles à l’abri de la rumeur des habitués.
— La belle, dit Bourdeau qui se sentait chez lui et qui annonça tout de go que ses amis étaient ses invités, qu’as-tu à nous proposer, et n’oublie pas que je veux la manière. Je te l’ai expliqué l’autre jour.
Elle se ploya en révérence tenant son tablier à deux mains.
— Comme vous voudrez, monsieur Pierre.
— Monsieur Pierre, oui-da ! J’en rendrai compte à Mme Bourdeau, murmura Nicolas. Tu sembles le coq dans cette basse-cour-là !
Bourdeau était partagé entre rire et confusion. Il s’empourpra.
— Peuh ! Alors, Marguerite, nous t’écoutons.
— Et en plus elle s’appelle Marguerite ! renchérit Semacgus.
— D’évidence ils sont très intimes, répondit Nicolas.
— Paix, démons ! La faim nous presse.
— D’abord peut-être goûteriez-vous une soupe à la jacobine, que je vous servirai chaude ou froide à votre choix.
— De la soupe de frappard ? dit Bourdeau perplexe.
— Du nanan, mon grand.
— Elle l’appelle son grand, bigre, repartit Semacgus.
— Vous m’enragez.
— Les perdrix sont rôties puis désossées. Leur chair est hachée menu et mêlée de bouillon d’amandes fraîches passé à la gaze. Un œuf battu lie l’appareil. Ce bouillon est versé sur des croûtes de pain grillées et amélioré de fromage de Parme. N’oublions pas le poivre et le cerfeuil. Chaude ou froide, la soupe ?
— Froide, par ce temps d’été. Ensuite, ensuite ?
— Ensuite, mon gourmand…
— Son gourmand ? Décidément, dit Semacgus, les indices s’accumulent.
— Un sauté de crevettes grises, des normandes comme moi. Arrivées vivantes dans un baquet d’eau de mer par un chasse-marée qui remonte la Seine. Je les ai prises à la halle avant que la chaleur monte. Un jeté de beurre dans un poêlon et on y retourne les mignonnes qui gigotent un instant avec persil, ail, sel, poivre et un filet de limon.
— Ensuite ?
— Toujours
Weitere Kostenlose Bücher