L'arbre de nuit
vice-roi comme espion et luthérien. Si le pavillon malouin n’était pas un bon passeport, il tenterait sa chance à bord d’un Portugais. Il en partait une dizaine chaque année de Lisbonne. Un expert en compas marins pouvait espérer y être toléré pour cause d’utilité publique.
— Partir pour Goa ! Mon pauvre ! Seul un miracle te ferait embarquer sur une caraque portugaise. Réveille-toi, François.
Au même moment, au Havre, à l’enseigne du Dauphin instruit, Jean Mocquet fut séduit par un portulan de l’Atlantique. Il venait de débarquer d’une hourque hollandaise arrivant de Salé à l’issue d’une traversée de six semaines contre un gros temps du nord. Avant de gagner Paris, le conservateur des singularités royales était allé fouiner dans les officines havraises. Il était en quête de beaux instruments nautiques, aiguille marine ou quadrant nocturne pour enrichir les collections des Tuileries et faire rêver la cour d’aventures outre-mer. Le revendeur lui apprit que son auteur, Guillaume Levasseur, était l’un des meilleurs cartographes normands, dont les mappemondes étaient réputées au-delà de la Manche. Mocquet décida de se rendre à Dieppe pour y négocier la commande royale d’une représentation magistrale de l’état de la Terre.
Le visiteur portait un manteau brun ou plutôt une manière de redingote souple tombant presque aux pieds de ses bottes cavalières, dont les manches et les boutonnières sur la poitrine étaient ornées de larges parements brodés ton sur ton. Une capuche de moine était rabattue sur son dos. Il s’était présenté comme médecin et explorateur. Il leur sembla bizarre qu’un inconnu aussi étrangement accoutré se prétendît un familier du roi de France et affirmât commander en son nom une mappemonde dans un atelier dieppois.
— Tu as vécu longtemps chez les Maures ?
— Deux ans et demi. Cela se devine j’imagine à mon allure. J’ai abandonné depuis longtemps mes vêtements civilisés en piteux état. Je me suis habitué à ce caftan confortable mais je quitterai ces oripeaux dès que j’aurai regagné Paris.
— Je crois connaître le Maroc à force de le dessiner sur mes portulans. Où as-tu séjourné ?
— Je viens de Marrakech, une palmeraie dominée par les neiges de l’Atlas, où les Saadiens ont leur capitale. J’ai embarqué à Salé.
— Tu as donc traversé le Maroc de bout en bout depuis l’Atlas ? C’est un bien grand pays.
— Le traverser n’est rien. Le plus long est de commencer le voyage.
Jean Mocquet s’était exaspéré deux mois dans l’attente du rassemblement d’une caravane. Il s’était mordu cent fois les doigts d’avoir décliné l’invitation de l’ambassadeur à rentrer au plus court avec lui.
— Nul n’est plus menteur, plus retors, plus indécis, plus impénétrable, plus paresseux qu’un chamelier. Quelques centaines d’individus de cette sorte peuvent palabrer à croupetons durant des lunes en buvant à petites gorgées une décoction brûlante de menthe, de sucre et de feuilles noirâtres. Les causes retardant le départ de la caravane sont innombrables. On attend on ne sait qui ni quoi. On attend comme une loi de l’univers. Selon les jours et les informateurs, la caravane est suspendue aux marchandises d’un gros négociant en retard, à un signe de la bienveillance d’Allah, aux sauterelles, à des tribus dissidentes signalées aux abords de la piste, aux phases de la lune ou à un dahir du Sultan. Il fait trop sec ou au contraire les pluies rendraient quelque part les gués impraticables.
L’étranger racontait le Maghreb comme s’il arrivait de Fécamp. Il mimait son récit avec une verve de bateleur de foire, et prenait un plaisir manifeste à raconter ses aventures. Leur interrogatoire tenait inconsciemment autant de la curiosité que de l’enquête d’identité. Était-ce un imposteur ? Son teint hâlé et sa tenue exotique pouvaient être tout aussi bien la preuve de sa condition qu’un travestissement. Un toupet clairsemé de poils bruns plantés en désordre entre des lèvres et des narines charnues, un nez affirmé au profil droit et des yeux brillants sous l’ombre d’arcades prononcées lui donnaient une physionomie autoritaire et chaleureuse à la fois. L’homme était attirant et il le savait. Guillaume et François l’écoutaient intensément, partagés entre le doute et la fascination.
— Le chamelier te jure chaque
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