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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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hommes et des voiles des femmes mariées faisait éclater les mantilles de couleurs vives supposées cacher les cheveux des demoiselles en dévotion. Elles les désignaient au contraire aux regards, car la messe était l’occasion de les proposer en bel arroi à des gendres potentiels.
    Le brouhaha de cent conversations était assourdissant. Il baissa à peine un instant quand on chanta l’introït. Des bandes de soldats désœuvrés parcouraient la nef comme à la promenade, et cette canaille s’esclaffait et s’interpellait sans prêter attention à l’office. Tout juste se joignirent-ils, au moment de l’élévation, à l’assistance qui se frappait la poitrine en implorant trois fois le Dieu de miséricorde, la main gauche tendue vers le Saint-Sacrement comme s’il s’était agi d’une bouée de sauvetage. Deus de misericórdia ! Deus de misericórdia ! Deus demisericórdia ! Et ils recommencèrent aussitôt à rire haut et à se disputer de plus belle.

    Cette kermesse laissait François effaré. L’insolence tapageuse de Goa n’avait d’égale que la désinvolture des mœurs de ses habitants. En dehors de l’odeur d’encens consumé ici en généreuses volutes, rien en fait ne ressemblait dans ce tumulte profane à ce qu’il avait appris à Dieppe. Sa courte expérience exotique du Portugal ne l’avait pas non plus préparé à ces étrangetés. Immergé dans l’ambiance d’un dimanche goanais, il parcourait la nef sans trouver où se fixer, hésitant entre dévotion et opportunité, imaginant que Margarida était agenouillée sous l’une des mantilles noires. Il n’était pas venu dans ce but mais l’idée s’était brusquement imposée à lui comme une certitude. Et avec elle la crainte douloureuse de manquer une chance exceptionnelle de la revoir et d’être reconnu d’elle.

    L’ Ite missa est déclencha une nouvelle cohue et le retour bruyant, quand éclataient les orgues, des pages et des servantes parées comme des éventaires d’orfèvres. François se faufila rapidement vers la sortie et se posta au milieu du parvis, tourné vers le portail d’où refluaient très lentement les fidèles, ralentis par la progression processionnaire des dames. Plusieurs se dirigèrent vers lui, soutenues par leurs aides comme des marionnettes, et son cœur eut à chaque fois un petit soubresaut, mais elles passèrent sans lui faire aucun signe, juste venues, faussement indifférentes, le détailler sans vergogne derrière leur maquillage de scène à l’ombre des mantilles.
    L’un de ces pantins grotesques marqua une courte pause à sa hauteur, comme une hésitation. Derrière un éventail, son visage repeint en rouge, en noir et en blanc selon les canons goanais ne retint pas son attention puisque son regard était ailleurs, déjà en quête d’un autre espoir à venir. Le portrait sourit et lui dit très vite en français :
    — Je suis horrible et absolument ridicule, je le sais, mais si vous avez l’inconvenance d’éclater de rire, je vous ferai bastonner par mon page.
    L’épouvantail s’éloigna. Stupéfait, il s’affola de ne pas avoir décrypté le visage de Margarida sous sa couche de fards, ni même reconnu ses yeux. C’était trop tard. Il resta là, décontenancé, les bras ballants, son chapeau à la main, tandis qu’à quelques pas, à grandes gesticulations cérémonieuses, on enfermait indûment son rêve dans un palanquin.

    François n’avait que quelques pas à faire pour rejoindre la rue du Crucifix en marchant contre le soleil. S’il chérissait l’élégance des ciels normands et la douceur qu’ils conféraient aux paysages du pays dieppois, les contrastes brutaux de la lumière tropicale le ravissaient. Jean l’avait convaincu de porter toujours un chapeau contre le danger immédiat d’insolation, mais il n’appréciait pas, après les premiers jours, l’ombre intempestive du large bord qui le privait de l’éblouissement. Il ne cherchait pas à expliquer la jubilation que lui causait cette lumière extravagante. Il la traversait comme un milieu inconnu, une matière dense, tactile, bourdonnante, plus proche de l’eau en réalité que de l’air impalpable de la Normandie. Il aimait écouter le bruit de la lumière, cette vibration intense qui meuble le silence ou se superpose aux sons environnants. Dans la fournaise blanche vers laquelle il marchait sous la chaleur torride, êtres et choses étaient sublimés en un théâtre d’ombres

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