L'archer du Roi
permettait de propulser la flèche avec une force inouïe. Il
avait garni de chanvre la panse de l’arc, là où il plaçait sa main gauche, et,
au-dessus du chanvre, qu’il avait fait durcir avec de la colle à sabots, il
avait cloué un blason d’argent pris sur un ciboire brisé que son père utilisait
à l’église de Hookton. Sur le morceau d’argent était gravée l’éalé tenant le
Graal dans ses griffes. L’éalé provenait des armoiries de sa famille. Pendant
toute son enfance, il avait ignoré ce détail, car son père ne lui avait pas
raconté son histoire. Jamais il ne lui avait révélé qu’il appartenait à une
famille de seigneurs cathares, les Vexille, des hérétiques qui avait été
chassés de leurs terres du sud de la France et avaient dû fuir pour se cacher
dans les recoins les plus sombres de la chrétienté.
Thomas connaissait peu de choses sur l’hérésie cathare. Mais
il connaissait son arc et il savait choisir une flèche en frêne souple, ou en
bouleau, ou en charme, et empenner la tige avec des plumes d’oie, et la
surmonter d’une pointe de métal. Et pour amener cette flèche à percer un
bouclier, une cotte de mailles et la chair d’un homme, il était guidé par son
instinct, car il pratiquait cet exercice depuis son enfance. Il s’était exercé
au point d’ensanglanter ses doigts ; au point de faire ces gestes sans
réfléchir ; au point, comme tous les archers, de voir sa poitrine
s’élargir et ses bras devenir extraordinairement musclés. Il n’avait pas besoin
de savoir comment on se servait d’un arc, c’était devenu instinctif comme
respirer, ou se réveiller, ou se battre.
Arrivé à la hauteur d’un groupe de charmes qui semblaient
monter la garde au sommet du sentier comme sur un rempart, il se retourna.
Eléonore s’éloignait, toujours aussi entêtée. Il ressentit le besoin urgent de
lui crier quelque chose, mais elle était déjà trop loin pour l’entendre. Ce
n’était pas la première fois qu’ils se querellaient. Les hommes et les femmes,
semblait-il, passaient la moitié de leur existence à se battre, et l’autre
moitié à s’aimer, l’intensité de la première nourrissant l’ardeur de la
seconde. Thomas sourit en songeant à l’entêtement d’Eléonore : même cela,
il l’aimait.
Puis il se remit en route à travers les monceaux de feuilles
de charmes piétinées, sur le chemin qui traversait les pâtures entourées de
murs de pierre où paissaient des centaines d’étalons sellés. C’étaient les
montures de guerre des chevaliers et des hommes d’armes anglais. Leur présence
en ce lieu lui disait que les Anglais s’attendaient à ce que l’assaut fût donné
par les Écossais, car un chevalier était bien plus à même de se défendre à
pied. Les chevaux était maintenus sellés pour permettre aux hommes d’armes de
battre rapidement en retraite, ou de se lancer à la poursuite de l’ennemi
vaincu.
Thomas ne voyait pas encore l’armée écossaise, mais il
entendait les chants, auxquels le battement démoniaque des grands tambours
donnait encore plus d’ampleur. Le vacarme paraissait énerver les étalons qui
paissaient dans les prés. En effet, trois d’entre eux, lancés dans un galop
éperdu, les yeux fous, longeaient les murs de pierre avec des pages à leurs
trousses. D’autres pages étaient en train de mener des destriers derrière la
ligne anglaise.
Celle-ci était divisée en trois corps de bataille. Un groupe
de cavaliers portant des bannières de couleurs vives était placé au milieu du
dernier rang de chacun de ces corps. C’étaient les commandants. Devant eux
étaient disposés quatre ou cinq rangs d’hommes d’armes portant épées, haches,
lances et boucliers. Devant les hommes d’armes, massés dans les intervalles
séparant les trois corps de bataille, se trouvaient les archers.
Les Écossais étaient situés à deux jets de flèche des
Anglais, sur un terrain légèrement plus élevé. Ils étaient également répartis
en trois divisions qui, comme les corps de bataille anglais, étaient disposés
sous les bannières rassemblées de leurs commandants. Le drapeau qui flottait le
plus haut, l’étendard royal, rouge et jaune, se trouvait au centre. De même que
les Anglais, les chevaliers et hommes d’armes écossais étaient à pied, mais
leurs divisions étaient bien plus importantes que les corps de bataille anglais
correspondants, trois ou quatre fois plus
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