L'armée perdue
fleuries, des paysages enchantés, caressés par le vent du printemps. Et l’enfant de Lystra y ferait ses premiers pas.
Soudain j’entendis un cri, un ordre sec, puis le hurlement de milliers d’hommes et le fracas assourdissant des armes des guerriers qui se lançaient à l’attaque. Comme dans un jeu, les généraux déplaçaient des régiments, déclenchaient de fausses attaques et se retiraient pour amasser ailleurs le gros de leurs forces et assener le coup de maillet irrésistible. C’était une battue de chasse au résultat certain. Je vis Xanthi frapper avec une puissance dévastatrice, Timasion gravir la pente à toute allure en encourageant ses hommes, Cléanor charger, tête basse, derrière son bouclier et balayer le moindre obstacle, Xéno passer au galop, lance au poing, et les autres, les héros de cette armée perdue : Aristonyme de Méthydrion, Agasias, Lykios de Syracuse, Euryloque, Callimaque… Je les reconnaissais au timbre de leur voix, à leur façon de gesticuler, d’appeler leurs compagnons. C’étaient des lions en liberté au milieu d’un troupeau : personne ne pouvait leur résister.
Avant la tombée de la nuit, les défenseurs du col gisaient sur la pente, là où le coup fatal les avait surpris. Les nôtres établirent leur campement sur la hauteur.
Les femmes et les bêtes de somme les rejoignirent plus tard, à la lueur de la lune. De l’autre côté du passage, des taches sombres se détachaient sur le manteau neigeux : des villages fortifiés, bâtis sur des éperons rocheux. Il ne nous restait plus grand-chose à manger. L’armée avait faim.
Le lendemain, Sophos ordonna de distribuer tous nos vivres, puis il fit sonner l’assaut.
L’armée encercla les villages. Les attaquants provoquèrent les défenseurs par des assauts et des retraites répétées qui les obligeaient à projeter flèches, dards et pierres, armes primitives et peu efficaces. Puis ils s’effacèrent devant l’infanterie lourde. Comme dans une folle course d’athlètes, Cléonyme, Agasias et Euryloque de Lousi s’élancèrent alors sur la rampe qui menait à l’entrée de ces villages, avec leurs semblables, couverts de leurs armures. Ils se dépassaient l’un l’autre, se poussaient au milieu des cris et des rires, enfonçaient les portes en jonc d’un coup de bouclier, entraînaient dans leur sillage leurs camarades déchaînés.
Je sus alors jusqu’où allaient l’amour de la liberté, l’attachement à sa propre terre, la peur d’un ennemi inconnu.
Perchées sur les remparts, des villageoises jetaient leurs petits enfants dans le vide puis s’y précipitaient elles-mêmes et s’écrasaient sur les rochers pointus. Les hommes, épuisés et privés d’armes, suivaient parfois leurs femmes et leurs sœurs dans cette mort horrible.
Après avoir rassemblé le butin et les vivres, l’armée poursuivit sa marche le long du fleuve qui s’éloignait de plus en plus vers l’est.
Nous parcourûmes plusieurs étapes sans nous arrêter, tout près de la montagne que j’avais vue un jour resplendir à l’horizon telle une pierre précieuse. Sa cime et ses flancs, sillonnés de plis noirs, s’élevaient sur le haut plateau que traversait le fleuve.
Puis il se mit à neiger sur les champs silencieux pendant un laps de temps que je ne sais plus évaluer, ces jours terribles se confondant et se superposant dans mes souvenirs. Je me rappelle seulement que nous perdîmes un de nos serviteurs dans la tempête.
Le lendemain matin, Lystra ressentit les premières douleurs de l’enfantement. J’espérai que tout se terminerait pendant que les soldats déjeunaient, démontaient les tentes et se préparaient à repartir. J’avais demandé à notre dernier domestique de fabriquer à l’intention de la mère et du bébé un traîneau à l’aide d’une claie et de deux perches, et de l’accrocher au bât d’un de nos mulets. Mais les souffrances se prolongeaient, les cris de Lystra se multipliaient, et l’enfant ne naissait pas. Xéno survint, armé de pied en cap, en tenant son cheval par les rênes. « Que comptes-tu faire ? Nous devons partir. L’armée ne peut attendre.
— Je ne l’abandonnerai pas dans cet état. Les loups la dévoreraient. Tu ne vois pas qu’elle est en train d’accoucher ?
— Qu’on l’installe sur le traîneau et qu’on parte.
— Il ne faut pas qu’elle bouge : le bébé doit naître. Cela ne saurait tarder. Laisse-moi ton serviteur et
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