L'armée perdue
froid.
— Ce n’est pas possible.
— Je n’arrive pas, moi non plus, à l’expliquer.
— Je crois avoir vu…
— Quoi ?
— Un homme couvert de neige, tout blanc.
— Peut-être mon domestique. Il n’est pas encore rentré. Il est possible qu’il t’ait retrouvée et ramenée.
— Et où est-il ?
— Sans doute dans les parages. Mais il est inutile de partir à sa recherche. Il va bientôt faire noir. C’est trop dangereux. »
Je dormis toute la nuit. Le matin, un groupe d’éclaireurs découvrit les restes de notre mulet et de notre serviteur. Les loups n’avaient laissé que les os. Xéno acheta un autre domestique aux marchands qui nous suivaient encore, et nous reprîmes notre route.
Nous marchâmes vers l’est pendant de nombreux jours, sans cesser de longer le fleuve. Chaque soir, aux réunions de l’état-major, les généraux et les chefs de bataillon réaffirmaient que poursuivre dans cette direction était une folie, que nous avions déjà parcouru une grande distance et que rien ne garantissait que nous parviendrions ainsi à la mer. L’un d’eux, au nom imprononçable, et que j’appellerai donc Nétos, avança une hypothèse inquiétante : « Ce cours d’eau pourrait déboucher dans le fleuve Océan qui entoure la terre, et non dans le Pont-Euxin ainsi que vous l’espérez.
— Qu’est-ce que tu racontes ? rétorqua Xéno.
— Prouve-moi que c’est impossible.
— Nous subissons en ce moment les pertes les plus lourdes depuis notre départ, intervint Xanthi. Le froid et la neige ont fauché plus d’hommes que la bataille contre le Grand Roi.
— Tu en es responsable, Xénophon ! s’écria Nétos.
— Non, l’interrompit Sophos, c’est à moi qu’incombe la responsabilité. C’est moi qui détiens le commandement suprême. Et je suis persuadé que Xénophon a raison. Nous devons suivre le fleuve, il nous conduira tôt ou tard à la mer. Nous avons déployé des efforts énormes pour arriver jusqu’ici, nous ne pouvons les anéantir en rebroussant chemin. »
Xéno reprit la parole : « Je ne connais personne qui ait atteint le fleuve Océan, à l’exception d’un amiral du Grand Roi, un Grec de Carianda. Que je sache, ce fleuve se situe très loin d’ici, à des milliers de stades. Vous vous rappelez ce que disait Cyrus ? “L’empire de mon père est si vaste qu’il s’étend, au nord, jusqu’à des terres où il fait trop froid pour vivre et, au sud, jusqu’à des terres où il fait trop chaud.”
— Mais il n’a jamais parlé de l’est ! insista Nétos.
— Cela ne fait pas de différence. L’extrême occident et l’extrême orient sont à la même distance du sanctuaire de Delphes, et il n’est pas possible que ce fleuve se jette dans l’Océan. Pour cela, il devrait être plus long que le Nil.
— Je sais pourquoi tu veux suivre ce fleuve ! Tu crois qu’il s’agit du Phase et tu as l’intention de fonder une colonie à son embouchure ! »
Nombre des officiers se tournèrent vers Xéno en criant et en pestant. Il dégaina son épée et se jeta contre Nétos. Il l’aurait sans doute tué si l’on ne s’était pas interposé. « C’est une infamie ! s’exclama-t-il. Un mensonge qu’on a savamment répandu pour me discréditer. De la jalousie !
— Oui, ce bruit circule dans le campement, je l’admets, répondit Nétos, une fois calmé. Mais il est vraisemblable. Tu es un homme sans terre et sans patrie. Si tu retournais à Athènes, on te ferait la peau car tu t’es battu contre les démocrates à l’époque de la bataille du Pirée. »
Ainsi, Nétos connaissait le passé de Xéno et sa condition d’exilé.
« Si tu parvenais à fonder une colonie avec ces hommes, tu conquerrais une gloire éternelle, on t’érigerait une statue sur la place de ta cité et on y inscrirait une dédicace. C’est ce dont tu rêves, n’est-ce pas ? De toute façon, ces soldats ne savent pas où aller. Ne serait-ce pas une bonne solution ? »
Il s’ensuivit une discussion furibonde. Xéno finit par déclarer : « Admettons que tu aies raison. Et alors ? Si tant est que j’aie cette idée, quel mal y aurait-il ? Dans tous les cas, l’assemblée de l’armée déciderait. Rien ne m’autorise à prendre une décision de cette importance. Le général en chef Cheirisophos lui-même ne pourrait l’imposer. Mais si tu penses que je suis aveuglé par l’ambition au point de mettre en danger la vie de
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