L'armée perdue
taire. »
Xéno m’aimait. Forte de cet amour, j’étais prête à affronter n’importe quel destin sans le moindre regret.
Je vis l’ombre de Sophos baisser la tête et je crus entendre un soupir précéder ses paroles : « T’es-tu jamais demandé quel destin je m’étais réservé au cas où je devrais mener à son terme la tâche que tu m’attribues ?
— Mourir avec tes soldats, j’en suis persuadé. Je n’ai jamais pensé que tu pourrais leur survivre.
— Cela me réconforte d’une certaine façon.
— Mais cela ne te sauve pas du déshonneur ! s’écria alors Xéno. Comment peux-tu les conduire à la mort ? Comment peux-tu le supporter ?
— Tout soldat sait que la mort fait partie de la vie qu’il a choisie.
— Pas cette mort, général. Chaque soldat a le droit de mourir sur le champ de bataille. Non d’être jeté dans un ravin comme une brebis. Tu le sais mieux que quiconque, toi qui es Spartiate.
— Parce que je suis Spartiate, je sais qu’il faut obéir aux ordres de sa cité, à n’importe quel prix. Avec notre mort, la nation survivra et prospérera. Qu’a fait Léonidas aux Portes ardentes ? Il a obéi !
— Mais tous ces soldats ne sont pas spartiates ! Tu ne peux décider pour eux. Seul le choix de ton propre destin t’appartient.
— Ah… la démocratie…
— Tu ne les vois donc pas ? Viens, quitte ta tanière, général ! »
Xéno était sorti : à présent, sa voix s’élevait, très nette. Sophos l’imita. Devant eux, les feux jetaient des taches rouges sur le manteau neigeux.
« Regarde, ils t’ont toujours obéi, ils se sont battus comme des lions, ont perdu nombre de leurs camarades, les ont vus s’enfoncer dans la neige, choir dans les ravins et se fracasser sur les rochers, s’endormir dans la mort froide pendant les tours de garde alors qu’ils veillaient sur le sommeil des autres. Ils ont été blessés et mutilés, mais ils ne se sont jamais arrêtés, ils n’ont jamais perdu courage. Ils ont gravi les montagnes comme des mulets, sous le fardeau de leurs armes, de leur bouclier, de leurs bagages, de leurs compagnons blessés et malades, sans jamais protester, sans jamais se plaindre. Chaque fois qu’ils l’ont pu, ils ont enseveli les morts, les yeux secs, criant leurs noms, les hissant sur la pointe de leurs lances. Sais-tu pourquoi ? Parce qu’ils avaient confiance en toi, parce qu’ils étaient certains que tu les conduirais en lieu sûr. Ils croient encore qu’ils trouveront le salut au terme de cette interminable marche !
« Fais de moi ce que tu veux, accuse-moi de m’être trompé, ce qui est au fond la vérité, laisse-moi affronter le destin ou la punition que cela entraînera, mais rebrousse chemin, général, ramène-les chez eux. »
Un long silence s’ensuivit. Soudain, le tonnerre gronda et des éclairs brillèrent à l’horizon. Dieux du ciel ! Il pleuvait quelque part, et la puissance de la foudre se propageait jusqu’à moi à travers la danse muette des flocons de neige. Le printemps arrivait ! Je pleurais, recroquevillée sur moi-même, sous le ventre des mulets, je pleurais de chagrin, écrasée par une émotion si violente que j’étais incapable de me maîtriser. C’est alors que des cris retentirent : « Regardez ! Regardez là-haut ! »
Et d’autres encore : « Qu’est-ce que c’est ? »
Puis la voix de Xéno, désespérée : « Par les dieux, que se passe-t-il ? C’est toi qui les as appelés ? Réponds, par tous les démons de l’Averne, c’est toi ? »
Dans le campement, les exclamations s’étaient muées en un murmure grave, qui laissa à son tour la place au silence. Je quittai ma cachette et découvris un spectacle qui me coupa le souffle. Une multitude d’hommes munis de torches se pressaient sur le cercle de montagnes qui surplombaient notre vallée. Un immense serpent de feu se déployait sur le bord du cratère, jetant sur les pentes enneigées un halo sanglant.
Des guerriers !
Par dizaines de milliers. D’autres encore descendaient occuper les passages, pareils à une cascade de feu.
Cette fois, c’était vraiment la fin. Nous n’avions plus d’issue.
Xéno attrapa Sophos par les épaules et répéta : « C’est toi, le responsable ?
— Si je répondais par la négative, tu me croirais ?
— Non.
— Alors crois ce qui te chante. De toute façon, ça ne change rien à l’affaire.
— Et maintenant, qu’allons-nous
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