L'armée perdue
petites vallées et d’âpres montagnes, de profondes criques et de plages dorées, elle changeait au fil des pas, des jours, des heures. Le désert, en revanche, était toujours égal, aussi vaste et plat qu’une mer calme. Il y régnait une atmosphère pour le moins inquiétante : les nuits de pleine lune, le blanc crayeux du terrain et le bleu foncé du ciel produisaient une lumière bleutée et irréelle, merveilleuse et étrange.
Plus nous nous éloignions de la mer, plus les soldats ressentaient le besoin de chanter ou de bavarder jusque tard dans la nuit. Je ne comprenais pas la signification de leurs chants, mais je devinais le sentiment qu’ils véhiculaient. La nostalgie. Ces guerriers de bronze souffraient de l’éloignement de leurs familles, peut-être du village qu’ils espéraient regagner, riches et respectés, et où, assis autour du foyer par les soirées d’hiver, ils relateraient dans leurs vieux jours une aventure formidable pour les plus jeunes. Le murmure du fleuve, d’un côté, et le bruissement de milliers d’hommes assis autour du bivouac, de l’autre, créaient un bruit diffus et indistinct. Le premier était le résultat du frémissement d’infinies petites ondes, et le second d’innombrables voix racontant mille histoires différentes, les histoires de ces Dix Mille qui s’enfonçaient dans une contrée où aucun être de leur race n’avait jamais osé s’aventurer.
Depuis qu’elle était partie, l’armée ne s’était pas battue une seule fois, l’incursion de Ménon à Tarse exceptée, et l’expédition ressemblait plus à un voyage, à une exploration, qu’à une entreprise militaire. Mais chaque matin, quand ils empoignaient leurs armes et se mettaient en route, les soldats scrutaient l’horizon à la recherche d’un signe de présence humaine, d’un mouvement sur ce territoire immense et monotone. Quand l’ennemi se montrerait-il ? Tout le monde savait qu’il finirait par surgir, que ce fût de jour, de nuit, à l’aube ou au couchant, prenant l’armée de revers, de front, ou s’annonçant par une attaque de la cavalerie. Mille hypothèses, mille conjectures, une seule certitude. Et pourtant, les jours s’écoulaient sans que rien se produisît. La poussière, le soleil, la chaleur étouffante, le tremblement de l’air à la surface brûlante de la terre, les fantômes de l’après-midi constituaient le lot quotidien des troupes. Quand verrait-on l’ennemi ?
Chaque fois que je posais cette question à Xéno, une étrange impatience m’envahissait, comme si j’étais moi-même l’un de ces guerriers qui se préparaient à la plus formidable épreuve de leur existence.
Puis, un jour, des éclaireurs rapportèrent qu’ils avaient remarqué une grande quantité de crottin et des traces de chevaux dans une zone désertique voisine de Counaxa, un village peu distant de Babylone. Ils rapportèrent aussi qu’ils avaient vu passer une patrouille d’éclaireurs à travers une plantation de palmiers. S’agissait-il d’un signe ?
Cyrus ordonna aux hommes de s’armer et de se mettre en marche. Seuls leurs boucliers seraient transportés sur des chariots pour être empoignés au dernier moment.
Il régnait une grande nervosité, une attente fébrile, parmi les soldats ; des groupes de cavaliers ne cessaient d’aller et venir, apportant des informations, repartant, se croisant, échangeant quelques mots avec un officier ; d’autres adressaient des signes de loin à l’aide d’un bouclier astiqué, d’autres encore agitaient un étendard jaune.
Les hommes marchaient sans mot dire.
Xéno s’arma. Il endossa l’armure que j’avais remarquée sur le sol lorsqu’il s’était lavé au puits de Beth Qadà. Cette fois, je l’observai attentivement : la cuirasse de bronze aux épaulières de cuir peintes en rouge, les jambières également en bronze, lisses et resplendissantes ; ainsi que son épée glissée dans un fourreau ciselé, d’où dépassait sa poignée en ivoire. Une cape ocre était jetée sur ses épaules.
« Pourquoi t’armes-tu ? » lui lançai-je, non sans inquiétude.
Il s’abstint de répondre, sans doute parce que la situation lui semblait évidente, mais son silence me chagrina. Soudain, je me rendis compte qu’avant le soir nos guerriers risquaient tout aussi bien de perdre que de conquérir richesses, gloire, honneurs, terres. Cependant, en ce qui me concernait, l’enjeu était plus important. En cas de
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