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L'armée perdue

L'armée perdue

Titel: L'armée perdue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Valerio Manfredi
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d’avoir abandonné ma famille et mes amies, les paisibles soirées d’été, les atmosphères intemporelles autour du puits de Beth Qadà.

8
    Au cours des premières étapes sur l’Euphrate, et grâce aux talents de chasseur de Xéno, nous mangeâmes de la viande fraîche. Il y avait là des centaines d’oiseaux aussi gros que des poules, qu’il était facile de capturer. Leur vol étant court et poussif, il suffisait de les fatiguer en les poursuivant un moment ; on les attrapait ensuite à la main. Au début, je ne comprenais pas pourquoi ils ne s’envolaient pas et ne fuyaient pas le danger. Puis je m’aperçus qu’il s’agissait de femelles : en simulant ce vol disgracieux, elles éloignaient les intrus de leur nid, bref, se sacrifiaient pour sauver leurs poussins. De nombreux soldats imitèrent Xéno : jetant leurs armes à terre, ils se mirent à courir derrière ces volatiles. Les moins habiles roulaient dans la poussière, mais tous s’amusaient, riaient et chahutaient. Des cris de jubilation et des ovations saluaient chaque prise, comme à un concours de lutte ou à une course à pied. Les soldats criaient le nom du vainqueur qui brandissait son trophée afin qu’on le vît bien.
    Je les observais, incrédule, ou presque. Les plus redoutables guerriers du monde connu se vautraient dans la poussière comme des enfants. D’autres tombaient dans le fleuve ou s’enfonçaient dans la vase, dont ils ressortaient crottés de la tête aux pieds.
    La chair de ces oiseaux était très savoureuse. Par la suite, il fallut recourir essentiellement aux provisions emportées par chaque régiment : farine, blé et huile d’olive, ou aux denrées que l’on achetait à un prix élevé au marché qui nous suivait.
    Le paysage changeait. Plus nous avancions vers le sud, plus il se faisait aride et désert. Les rives de l’Euphrate elles-mêmes étaient nues. Creusées dans un lit de grès, elles n’offraient pas d’espace et de nutriments suffisants à la végétation. Le foin et l’avoine que nous transportions permirent dans un premier temps de nourrir les bêtes de somme, mais quand nos provisions s’épuisèrent, les animaux commencèrent à mourir. Leur chair était alors distribuée aux troupes : elle était dure et filandreuse, mais c’était tout ce dont on disposait.
    Cyrus se montrait de plus en plus fréquemment, et je vis à plusieurs reprises Xéno échanger quelques mots avec lui, en compagnie de Proxène de Béotie et d’Agias d’Arcadie. En général, le prince était entouré de ses nobles et de ses gardes du corps : des jeunes gens robustes et séduisants, vêtus de splendides habits, qui arboraient des bracelets en or et des épées dont la garde et le fourreau étaient du même métal. Ils avaient sans cesse le regard tourné vers lui, guettant le moindre de ses signes. Un jour, nous approchâmes d’une vallée fertile où le fleuve décrivait une anse. Les fleurs et les plantes attirèrent les soldats, telle une promesse de fraîcheur dans cette chaleur aveuglante. Bien vite, un chariot s’embourba. Il transportait des armes de jet, des harnachements pour les chevaux et, à en juger par la grimace soudaine de Cyrus, une grande quantité d’argent. À un signe muet de sa part, les membres de son entourage sautèrent à terre et, se jetant dans la boue, s’empressèrent de pousser le véhicule, malgré leurs culottes et leurs tuniques brodées d’argent et de soie.
    Les journées de marche étaient de plus en plus dures, en particulier pour les femmes. Étant la compagne de Xéno, je voyageais sur un chariot tiré par deux mulets, mais, nombre d’animaux ayant péri, esclaves et prostituées cheminaient dans la poussière derrière leurs maîtres, ce qui me plongeait dans l’embarras. Les prostituées ne bénéficiaient pas toutes du même sort. Les plus belles et les plus attirantes se déplaçaient à dos de mulet ou à bord de chariots, les autres à pied.
    La nuit apportait une fraîcheur bienvenue. Le fleuve offrait le réconfort d’un bain. On allumait le feu à l’aide des buissons et des branches d’arbustes qui ponctuaient les alvéoles sèches de ses affluents, et réchauffait ainsi un maigre repas. Le ciel coiffait le campement de sa coupole noire piquetée d’infinies vibrations lumineuses, et l’on entendait monter les cris des oiseaux de nuit et le hurlement des chacals. Nos hommes n’avaient jamais vu le désert. Leur patrie était constituée de

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