L'armée perdue
cris des oiseaux et le bruissement de grands arbres qui m’étaient inconnus. Certains avaient un tronc énorme et une chevelure si vaste qu’elle aurait pu abriter plus de cent hommes. D’autres, un peu plus en altitude, étaient pointus et d’un vert sombre ou d’un bleu intense. Il y avait de l’eau partout. Elle bouillonnait et grondait au fond de la vallée, parmi des rochers énormes, rebondissait le long des pentes, produisant des jets d’écume qui diffusaient des halos irisés sous les rayons de la lumière. Elle ruisselait dans les forêts, coulant sur les feuilles et les branches, elle ornait les fleurs de perles translucides. Venant des steppes arides, je la considérais comme une richesse inestimable, mais aussi comme le signe d’une nature si démesurée qu’elle menaçait nos vies.
Le second passage dont les nôtres comptaient s’emparer étant visible de l’endroit qu’occupaient les Cardouques, les officiers décidèrent d’organiser deux opérations. Xéno attaquerait de front afin de faire croire aux indigènes que nous voulions forcer le premier col, pendant qu’un contingent de volontaires suivrait le prisonnier, à la faveur de la nuit, et se déploierait sur la hauteur qui dominait le second. À l’aube, une sonnerie de trompette signalerait que le passage était libre. Les ennemis s’apercevraient alors qu’ils avaient été trompés et se jetteraient à l’assaut du second col. Notre contingent contre-attaquerait et tiendrait la position jusqu’à ce que l’armée fût passée et que l’arrière-garde de Xéno se fût disposée de manière à en protéger la fuite.
Avant de partir, Xéno me l’expliqua avec une telle clarté et une telle efficacité que je le compris sans effort. Était-ce l’habitude de côtoyer les soldats ? Je commençais à avoir des notions de tactique militaire.
« Quand ce plan sera-t-il mis en œuvre ? demandai-je.
— Tout de suite.
— Tu as proposé de commander l’action de diversion ?
— Oui.
— Pourquoi ? Tu t’es déjà battu aujourd’hui et tu as perdu deux de tes meilleurs hommes. D’autres auraient pu s’en charger à ta place. Personne ne t’en aurait blâmé.
— Parce que je suis le meilleur dans ce genre d’action. Et parce qu’Agasias de Stymphale mènera l’autre opération, la marche vers le second passage, avec le guide indigène. Il est le meilleur, après moi.
— Et Sophos ?
— Il échappe à toute comparaison.
— Oui, tu as raison, il échappe. Voilà pourquoi il est toujours apparu au bon moment au bon endroit.
— Que veux-tu dire ?
— Rien. Juste une sensation… Tu me manques. Depuis que nous sommes dans cette région, je ne te vois que de loin et rarement. Je vis dans la terreur qu’il t’arrive quelque chose. La mort est postée derrière chaque arbre de cette terre. »
Xéno m’effleura la joue d’une rude caresse. « Depuis l’instant où nous voyons le jour, une condamnation à mort pèse sur notre tête. Reste à savoir comment et quand la mort frappera.
— Je ne vois pas les choses de la même façon.
— Je le sais. Toi, tu te bats contre la mort, tu crois pouvoir changer le cours des événements, petite Barbare prétentieuse.
— Et j’y parviens parfois. J’ai revu Nicarque d’Arcadie.
— Oui, j’ai entendu dire qu’il s’en était tiré. Il appartient au régiment d’Agasias, comme d’autres Arcadiens. Ce garçon a la peau dure.
— Ne t’expose pas inutilement. Il est stupide de mourir pour rien. »
Xéno s’abstint de répondre. Il regarda la fille enceinte. « Crois-tu pouvoir la sauver, elle aussi ?
— Elle et son enfant. »
Le soleil se couchait derrière les montagnes. Xéno mit son casque, empoigna son bouclier et me confia Halys, son cheval. C’était un animal merveilleux, à la robe claire et aux grands yeux expressifs, aux jarrets fins, aux muscles puissants et à la longue crinière que Xéno brossait chaque soir, pendant que les domestiques l’étrillaient.
« Mets-toi à l’abri, me recommanda-t-il. Ces indigènes tirent de très loin. Je veux te retrouver à mon retour. Tu m’as compris ? Et je veux le retrouver lui aussi », ajouta-t-il en abattant la main sur la croupe de son cheval. Halys souffla de plaisir.
Je souris et opinai du chef tandis qu’il s’éloignait.
L’autre contingent s’était déjà rassemblé sous les ordres d’Agasias, qui emmenait le guide garrotté. Il attendait que Xéno
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