L'armée perdue
cardouque le sentier menant au col que nous devions franchir. Les hommes avançaient en veillant à ne pas faire de bruit. Ils atteignirent ainsi la position où des gardes préparaient un bivouac, les surprirent et les tuèrent. Mais la montagne est trompeuse : il ne s’agissait pas de la hauteur qui dominait le col. Il y avait au-dessus un autre mamelon, où des sentinelles cardouques étaient déjà placées. Renonçant à les attaquer à cause de l’obscurité, les nôtres s’arrêtèrent pour la nuit.
À l’aube, ils se dirigèrent vers l’ennemi, enveloppés dans une brume qui venait de la terre et non du ciel, contrairement à celle que nous avions traversée la veille. Elle rampait tel un fantôme entre les ravins, ne laissant émerger que les aspérités, les pointes coupantes, les cimes des arbres. Ce voile laiteux permit à nos guerriers de se mouvoir sans être vus. Quand leurs adversaires les aperçurent, ils étaient déjà trop proches, et ces derniers furent balayés.
Peut-être cette brume nous avait-elle été envoyée par un des dieux qui protègent les capes rouges et se déplacent dans les replis les plus secrets du ciel.
Aussitôt après retentit la sonnerie de trompette qui signalait que le passage était libre. J’avais mal dormi et ce bruit strident, quoique désagréable, fut un véritable coup de fouet. La seconde sonnerie résonna comme le chant du coq qui annonçait dans mon village le lever du soleil.
Lystra s’était réveillée elle aussi et avait rejoint les mulets. Le ciel était presque dégagé, l’air froid le lézardait de frissons azurés.
Xéno avait disparu, tout comme son cheval, et j’en fus presque soulagée : cela me laissait les coudées franches.
Nous nous ébranlâmes. Je constatai soudain que la plupart des hommes emmenés par Sophos s’élançaient directement sur la pente, vers le mamelon que les nôtres occupaient. Timasion de Dardanos, Xanthi à la chevelure éparse et Cléanor, luisant de sueur, cherchaient d’autres sentiers et incitaient leurs hommes à se hisser sur la hauteur. Ils s’entraidaient en se tendant leurs lances.
Nous dûmes, quant à nous, emprunter le sentier le plus large, praticable pour les bêtes de somme.
Enfin, je vis Xéno. Placé derrière nous, tel un chien de berger, il veillait à ce que personne ne restât en arrière ou ne se perdît. Notre droite et nos arrières étaient protégés et nos ennemis surgirent à gauche. Des groupes de Cardouques hurlants, armés d’arcs immenses. Xéno appela ses hommes en hurlant à tue-tête. Ceux-ci se disposèrent en colonnes parallèles et attaquèrent le mamelon sur lequel nos ennemis étaient apparus. Ils attirèrent sur eux les dards et les pierres pour nous permettre de poursuivre notre ascension. Xéno aurait pu déployer ses colonnes en tenaille, mais il s’en abstint : nul doute, il entendait ménager une retraite aux indigènes s’ils voulaient fuir. D’une certaine façon, il faisait la guerre en offrant des conditions de paix, ce qui paraît contradictoire. Mais les Cardouques ne le comprendraient pas, ou ne l’accepteraient pas. Tout en grimpant, les yeux rivés sur la manœuvre que Xéno dirigeait, je repensais aux interprètes que nous avions dénichés après la capture de nos généraux. Quelle bêtise ! C’est tout au moins ce que j’avais cru. Les Perses nous avaient sans cesse traqués, et les Cardouques nous pressaient depuis que nous avions quitté leurs villages. Si j’avais été un homme, un général ou un chef de bataillon, j’aurais aimé en savoir plus long sur le compte de ces interprètes, mais j’étais une femme. Une femme qui avait dû ravaler ses soupçons sur la rencontre avec Tissapherne. Et nous avions alors perdu nos cinq généraux…
Quand nous arrivâmes au troisième lacet, Xéno s’était emparé du mamelon et avait dispersé l’ennemi. La route du col était libre. Et le ciel était toujours dégagé : seuls quelques cirrus le traversaient, aussi légers que des flocons de laine. Xéno marcha en alignant les guerriers les plus légers devant et les fantassins à la lourde armure derrière lui. Il préférait ne pas se placer en arrière-garde, craignant un assaut.
Il avait raison : les Barbares attaquèrent d’un autre mamelon. Je me surpris à penser que ces manœuvres ne prendraient jamais fin, que le moindre recoin, le moindre ravin, la moindre gorge dissimulerait des ennemis bien décidés à en découdre,
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