L'armée perdue
forcée.
Jamais il n’aurait pensé qu’on l’échangerait contre des morts.
On l’emmena. Avant d’être entraîné vers son destin, il se tourna vers moi, une femme sans importance, peut-être parce qu’il lisait de la compassion sur mon visage. Je saisis dans son regard la terreur même que j’avais vue dans les yeux de mon mulet quand, frappé par un rocher, il avait compris que la moitié de son corps était déjà morte.
Éclairés par des torches, les nôtres se hissèrent sur le mamelon où ils se battaient encore quelques heures plus tôt, suivis de brancardiers improvisés. Ils revinrent en pleine nuit avec les corps de nos soldats.
Une trentaine d’hommes avaient été fauchés dans la fleur de la jeunesse. Ils avaient échappé à la grande bataille aux portes de Babylone pour trouver une mort obscure et insignifiante dans un pays sauvage. Je les regardai l’un après l’autre sans parvenir à ravaler mes larmes.
Le visage d’un jeune homme de vingt ans aux yeux vitreux ouverts sur le néant vous transperce le cœur.
Xéno célébra leurs funérailles : un bataillon de l’armée rendit les honneurs tandis que les flûtes entonnaient une mélodie aussi tendue et aiguë qu’un cri de douleur. Les corps furent brûlés sur de grands amoncellements de bois, et les cendres furent recueillies dans des pots de terre cuite puis aspergées de vin. Leurs noms furent criés dix fois, lances brandies vers le ciel, tandis que le reflet des flammes faisait rougeoyer leurs boucliers et leurs cuirasses. Leurs épées, rougies dans le feu du bûcher, furent pliées rituellement afin que personne ne pût jamais les utiliser, et enterrées avec les urnes.
Enfin, un chant s’éleva, un hymne d’une sombre mélancolie, comme ceux que j’écoutais dans les nuits tièdes de Syrie, sous le ciel étoilé du désert. J’eus l’impression d’entendre la voix puissante de Ménon de Thessalie ; il avait disparu, lui aussi, comme ces garçons brûlés sur le bûcher, des jeunes que j’avais vu se hisser le matin même sur les pentes escarpées, s’entraider avec la hampe de leurs lances, s’interpeller, s’encourager, tenter d’éloigner la Mort qui les traquait à l’instar d’un loup. Le chant douloureux et puissant de leurs amis les accompagnait dans l’au-delà, dans le monde aveugle où l’air n’est que poussière et le pain est argile.
Le lendemain, nous reprîmes notre marche et comprîmes bien vite que nous nous étions trompés. Nos ennemis étaient plus agressifs que jamais et notre chemin de plus en plus difficile. Notre route traversait un territoire particulièrement escarpé constitué d’une suite incessante de montagnes et de ravins, un territoire où il n’y avait plus de trêve ni de négociations possibles. Nous étions harcelés par des sauvages qui voulaient notre mort, notre extermination totale.
Ce furent de nouveaux affrontements, de mamelon en mamelon, de hauteur en hauteur. Maintenant, Xéno avançait en tête, monté sur son cheval, tandis que Sophos fermait la marche avec l’arrière-garde. Dans le ciel, des nuages gris, aussi effilés que des fers de lance, filaient vers le sud, dans le sens contraire de notre marche. Xéno y verrait peut-être un mauvais présage.
Mais son énergie et sa rapidité étaient inchangées : entouré de ses hommes, il se lançait à l’assaut de tout mamelon susceptible d’être occupé et l’attaquait avec une fougue inlassable quand celui-ci était déjà aux mains de l’ennemi. Mais les Cardouques étaient fort rusés : il leur arrivait d’abandonner une position pour aller se cacher ou en enlever une autre. Cela ne leur posait aucune difficulté, car ils étaient vêtus de peaux et armés d’un arc, alors que les nôtres étaient chargés de bronze et pourvus d’un énorme bouclier qui ralentissait leur pas.
Les Cardouques entendaient nous épuiser avant de nous infliger le coup de grâce. À l’évidence, ils ne connaissaient pas les capes rouges. Euryloque de Lousi, le garçon qui avait sauvé la vie de Xéno, se battait comme une bête féroce, il ramassait les dards des Cardouques et s’en servait de javelots, atteignant souvent sa cible. Agasias de Symphale frappait ses ennemis avec fureur, abattant sur eux ses bras sombres et luisants de sueur. Il les fauchait comme des épis de blé et se frayait un chemin parmi les hurlements. Timasion et Cléanor entraînaient alternativement leurs bataillons vers les
Weitere Kostenlose Bücher