L'Art Médiéval
fleurs qui
brodent les robes, par les bêtes incrustées dans les fourreaux et
les poignées de sabres, les peignes et les coffrets. Seulement, ce
n’est pas au hasard qu’il introduit ce monde dans ses maisons de
bois et de papier. Il eût effondré les cloisons et déchiré les
fenêtres. En le faisant entrer chez lui, il n’a pas oublié leur
fragilité calculée ni leur légèreté rigide. Il a plié toutes les
formes de la vie à s’adapter aux épaisseurs, aux transparences, aux
directions, aux couleurs des charpentes, des vernis de laque ou des
soies qui les recouvrent. Il a
stylisé
la nature.
On a confondu souvent le phénomène de
raisonnement qui consiste à styliser la forme avec le phénomène
d’instinct qui tend à l’idéaliser. L’idéalisation ne déforme pas
l’objet, elle le redresse et le complète pour en tirer son sens
humain le plus général, le plus pur et le plus riche en espérance.
La stylisation l’adapte à sa fonction décorative en systématisant
les caractères à peu près constants que la forme étudiée présente.
L’artiste a vu que toutes les formes, et tous les gestes, et toutes
les architectures au repos ou en mouvement gardaient des dominantes
qui les définissaient dans notre souvenir et qui, mises en valeur
par des procédés schématiques, s’appliquaient à la décoration avec
une rigueur parfaite. Par sa puissance à styliser le monde, l’art
japonais demeure le plus intellectuel, sinon le plus philosophique
de nos langages figurés.
La stylisation n’a jamais été une entrave pour
l’artiste japonais. Elle lui permet, au contraire, de mettre sa
science au service d’une fantaisie sans limite. Elle l’autorise à
enfermer en des formes géométriques toute une nature transposée et
recomposée, bêtes d’argent, d’étain ou d’or, plantes de laque noire
ou rouge, fleurs dorées, fleurs bleues, fleurs vertes, feuilles
rouges, ou bleues, ou noires, nuits et jours et soleils qui ne
gardent plus rien de leurs couleurs premières. Mais la logique
rigoureuse qui ordonne les sensations dont ils sont sortis peu à
peu leur prête une existence lointaine, cristallisée et magnifique.
C’est dans le rapport qu’est la vie, l’objet ne vaut que par
l’objet qui l’avoisine, et la vérité supérieure n’est jamais dans
le fait, mais dans la façon de le comprendre et de l’unir aux
autres faits.
Le miracle de ce langage si arrêté et si
précis, c’est qu’il laisse aux peintres des îles une personnalité
aussi tranchée, aussi impérieuse, aussi vivante que celle de
n’importe lequel des artistes occidentaux, c’est encore qu’il n’est
ni transmis, ni répété de siècle en siècle sans contact avec la
nature. Quelle que soit sa science, et la sûreté de sa culture et
la puissance de sa tradition, le décorateur japonais regarde le
monde et lui demande ses conseils avec une ferveur sans lassitude.
Il est toujours penché sur lui, et s’il compose de mémoire pour ne
conserver de la forme en action que les sommets du souvenir, ce
n’est qu’après avoir, par des milliers d’études minutieuses où
l’oiseau revit plume après plume, le poisson écaille après écaille,
la feuille nervure après nervure, accumulé, comme un collectionneur
d’insectes et de plantes, les plus infimes détails qu’il a pu
recueillir sur elle.
IV
Jamais peuple plus naturellement artiste ne
disposa d’un champ de sensibilité, d’enthousiasme et d’espoir aussi
riche que celui-là. Comme en Grèce, tous les aspects de l’univers
sont ramassés dans un petit espace, montagnes, lacs, forêts,
fleuves côtiers, la mer entrant au cœur des terres. Comme en Grèce,
une lumière immense glorifie la mer et le ciel. Plus qu’en Grèce,
les printemps inondés de fleurs, les automnes de sang, les torrents
entraînant des feuilles ou des pétales arrachés impriment sur la
face du sol le sens de sa vie intérieure. Tous les climats qui vont
de l’Écosse à l’Italie se succèdent du Nord au Sud dans une gamme
continue à qui l’identité des formations géologiques impose une
impressionnante unité.
Il n’y a pas un demi-siècle, tous les
Japonais, hors la caste militaire, étaient pêcheurs ou paysans.
Tirant d’un sol fécond, bien que dur à cultiver, assez pour se
nourrir, passant toute leur vie dans ce grand jardin tourmenté où
les teintes des horizons et des fleurs sont si variées et si
puissantes, vivant dans l’intimité des feuillages, des
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