L'assassin de Sherwood
croisé dans l’escalier juste avant l’attaque. Il était soûl comme une grive.
Corbett étudia à nouveau le cadavre, avec une attention particulière pour les doigts de Lecroix dont la main gauche était fort calleuse.
— Il était gaucher ?
— Oui, murmura Branwood. Sir Eustace le tançait bien assez, car il servait les plats du mauvais côté.
Corbett se releva et s’essuya les mains sur son habit.
— Dieu seul connaît les raisons de son suicide, énonça-t-il. Peut-être l’attaque l’a-t-elle fait basculer dans la folie. Je suppose qu’il est descendu se cacher ici. Il a ouvert ce tonnelet de vin et, en plein état d’ébriété, a décidé de mettre fin à ses jours. Il est monté sur la caisse, a passé la corde autour de la poutre et le noeud coulant à son cou, puis il a donné un coup de pied dans la caisse et sa vie s’est éteinte comme la flamme d’une bougie.
Corbett regarda le corps. Quelque chose n’allait pas, mais quoi ? Ses paupières se fermèrent. C’était beaucoup pour un seul jour. Son voyage en pleine chaleur, sur l’ancienne voie romaine poussiéreuse, les révélations de Branwood, la mort de Vechey, l’attaque meurtrière contre le château, tout cela l’avait épuisé. Et pour finir, ce pendu !
— Vous avez raison, Sir Peter, soupira-t-il, cette forteresse est maudite !
— Eh bien, demain, rétorqua Branwood, nous renverrons cette malédiction dans la forêt. Je vais capturer ce hors-la-loi et le pendre haut et court sur la place du marché. Naylor, faites enlever le corps !
— Pour le transporter où ?
— Dans le dépositoire, près de la dépouille de Sir Eustace. Frère Thomas, tenez votre langue ! Personne ne regrettera ce pauvre Lecroix, et qui fera remarquer que c’est un suicide ? Qu’il soit enterré aux côtés de son maître !
À la suite du shérif, ils remontèrent du cellier et regagnèrent la grand-salle où des marmitons préparaient la table d’honneur pour le souper. Des pages leur présentèrent aiguières et linges : chacun se lava les mains et prit place. Frère Thomas récita le Benedicite et Branwood donna l’ordre de servir. Corbett et Ranulf ne se sentaient guère en appétit après ce qu’ils avaient vu dans le cellier et, tôt le matin, dans les cuisines. Mais les mets s’avérèrent délicieux : il y eut surtout un cochon de lait à la chair tendre et aromatisée, servi avec une sauce au citron, et tous eurent droit à de généreuses rasades de vin d’Alsace de la part de Branwood qui proclama en souriant :
— Je ne vous garantis pas que mets et vins soient exempts de tout poison, mais j’ai posté des gardes dans la cuisine et j’ai juré que si quelqu’un d’autre mourait, cuisinier et gâte-sauces se balanceraient au bout d’une corde.
— Messire Maigret, reprit Corbett, veuillez me pardonner d’aborder à nouveau ce sujet, mais avez-vous déterminé la nature du poison qui a tué Sir Eustace ?
Le mire darda sur lui ses yeux vifs :
— Non, mais je pencherais pour une plante vénéneuse, séchée et réduite en poudre. La jusquiame ou la belladone.
Corbett but quelques gorgées de vin :
— Et vous n’avez aucune idée de la façon dont on l’a administrée ?
— Je vous l’ai déjà dit, répliqua le médecin. Nous avons passé au crible tout ce qu’a ingurgité Vechey, que ce soit dans la grand-salle ou dans sa chambre. Pourquoi cette question ?
— Je songeais à Lecroix. Aurait-il pu être le coupable ? À la suite, par exemple, d’une querelle entre lui et son maître ? À ce moment-là, il se serait peut-être suicidé par remords.
— C’est une hypothèse que j’ai moi-même envisagée, claironna le mire.
— Mais pour quelles raisons ? intervint frère Thomas. Lecroix était un simplet, tout juste capable de servir à boire. Il ne serait jamais parvenu à acheter du poison et encore moins à l’utiliser d’une façon que personne ne peut élucider.
Tout en sirotant sa boisson, Corbett réfléchissait : que Lecroix fût l’assassin, soit ! Mais il y avait quelque chose d’incongru dans ce cellier, quelque chose qu’il avait vu, lui, Corbett. Et tandis que la conversation portait sur la récente attaque, le clerc s’efforçait de mettre le doigt sur ce qui lui avait échappé.
Les plats se succédaient : poisson à la sauce relevée, rôti de boeuf aux petits oignons accompagnés de pains mollets. Corbett mangeait en silence, écoutant
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