L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
coin d’une serviette dans son col et se mit à disserter
sur Charles Guiteau. Le procès de l’assassin du président Garfield, qui avait
débuté à peine trois semaines auparavant, avait très vite viré au grand-guignol ;
tous les journaux s’ouvraient par une ou deux colonnes sur le sujet et Guiteau
se délectait de cette publicité. Il tenait des propos outranciers, coupait la
parole à l’accusation et, plus généralement, jouait les illuminés au grand
bonheur des journalistes ravis qui notaient ses moindres paroles. À l’issue de
son interrogatoire par le procureur Corkhill, Guiteau s’était levé d’un bond et
lui avait asséné : « De l’avis unanime de tous les Américains, vous
êtes un parfait crétin ! » Et durant le témoignage d’un chirurgien, il
s’était écrié : « Cette diarrhée est-elle donc sans fin ? ! »
Jesse multiplia les variations sur ce thème, tel
un comédien seul en scène, un sorcier dont la présence physique et l’exaltation
réduisaient son auditoire à l’état de simples fétus. Pendant plus d’une heure –
le temps que dura le repas, suivi d’un gâteau au chocolat, puis de café –, la
voix perçante de Jesse prit possession des Ford, prit possession de la cuisine ;
il occupait la maison comme un pied occupe une chaussure et seuls Martha et Bob
semblaient se souvenir du meurtre de dimanche, du cadavre recouvert de feuilles
de pommier dans la neige, de Dick Liddil tapi dans un placard à l’étage et du
cousin Albert qui avait été brutalisé par ce même homme. Ida était en extase
devant Jesse, telle une jouvencelle, Wilbur gloussait de rire en secouant la
tête à chacun de ses mots, Charley jouait avec sa moustache ténue, les jambes
croisées comme un homme du monde et tentait de temps à autre de rivaliser avec
leur hôte au moyen d’anecdotes sans intérêt et de plaisanteries vaseuses de son
cru sur Charles Guiteau. Jesse lui donnait audience avec grâce et ponctuait
chaque intervention d’un magnanime « Fascinant… » avant d’embrayer
sur une nouvelle description.
Sur le coup de sept heures, Martha ramassa la
vaisselle et Ida vida les rogatons dans un seau en fer-blanc pour les porcs.
« Tiens, Jess, j’ai une histoire toute
mignonne, lança Charley. Tu sais que Bob et moi, on a été élèves à l’institut
Moore vers Crescent Lake quand on était gosses… Vu que c’était tout près de
Kearney, les conversations portaient naturellement sur les exploits des frères
James et Younger. Bob devait avoir quoi ? Onze-douze ans et il raffolait
de ces histoires. Il dévorait littéralement les articles de journaux. Et tu
étais le personnage qu’il admirait le plus. C’était Jesse-ci, Jesse-là du matin
au soir.
— Fascinant, commenta Jesse.
— Attends, tu vas voir, c’est trop mignon.
On est en train de dîner et Bob nous demande : “Vous savez c’est quoi, la
pointure de Jesse ?”
— Jesse n’a rien à faire de tout ça, Charley,
l’interrompit Bob.
— Oh, chut, Bob, laisse-moi raconter. Bob
fait – il fait : “Vous savez c’est quoi, la pointure de Jesse ? Du
trente-neuf fillette. C’est petit, hein, pour un type qui mesure un mètre
soixante-douze ?” Comme c’est mon petit frère, tu sais, je décide de le
charrier un peu et je fais : “Il a pas d’orteils, c’est pour ça.”
— Franchement, c’est stupide, protesta à
nouveau Bob.
— Chut. Notre mère s’en mêle, elle est là :
“Quoi ?” Mais je ne laisse rien paraître. Je fais : “Il balançait ses
jambes au-dessus d’une rivière et des poissons-chats lui ont boulotté les
orteils.” Bref, Bob a essayé de se représenter ça jusqu’à ce que ma mère lui
laisse entendre que je le faisais marcher. Et là, Bob a dit – je ne voudrais
pas me planter. Qu’est-ce que tu as dit au juste, Bob ?
— J’ai dit : “Des poissons-chats, Jesse,
il les aurait plombés avec son .44.” »
Charley frappa dans ses mains et éclata de
rire.
« Voilà, c’est ça, mot pour mot ! »
Jesse dévisagea Bob en silence.
« Ce serait une bonne histoire drôle si
elle était drôle, maugréa Bob.
— Faut imaginer la scène, insista Charley.
Bob qui sort que tu aurais flingué ces poissons, puis qui regarde tout le monde
avec un grand sourire, tout fier de lui. Oh ! Et tu sais ce qu’il lâche
ensuite ? “On a forcément besoin des orteils.”
— Comment ça se fait que j’aie raté ça ?
se lamenta
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