L'avers et le revers
petite Hélix,
entra dans la salle commune, son plus petit dans les bras et le dernier
accroché à son jupon. Ces deux-là, Annet et Jacquou, étaient regardés avec un
brin de mélancolie car ils étaient les deux marmots que la nourrice Barberine
s’était fait faire par son mari pour nourrir les deux derniers enfants, hélas
mort-nés, de la baronne Isabelle, laquelle décéda des suites de l’accouchement
du second. C’étaient un peu les fantômes des deux frères ou sœurs que François,
Pierre et Catherine auraient dû avoir qui se promenaient avec Barberine et dont
la simple présence rappelait sans cesse la triste mort de la baronne.
La douce et bonne Barberine était une forte femme à la
poitrine opulente qu’elle promenait en avant avec fierté comme la preuve
tangible de son métier de nourrice, tout comme un bon ouvrier aime à montrer
qu’il possède les outils propres à sa besogne. De nourrice, elle était devenue
également gouvernante des enfants de Mespech, à un sol le jour, prix fixé par
la baronne Isabelle, qui institua cette autre fonction après la mort de son
premier nourrisson afin de conserver Barberine près d’elle et l’empêcher de
retourner au village chez son mari. Barberine s’approcha de moi et me souhaita
la bienvenue au château avec une gentillesse dont je lui sus gré, et j’y
repense encore les larmes aux yeux, alors que la Maligou, à ces quelques mots
accueillants, maugréa dans son coin quelques paroles inintelligibles, mais à
l’évidence hostiles, que Pierre fit cesser incontinent en se retournant vers
elle, le sourcil levé.
Quand je revois cette vaste salle commune où je passai tant
de temps avant de quitter Mespech pour Montpellier, le cœur me poigne assez car
il y avait là, avec cette grande table en bois, ses bancs de chaque côté
capables de réunir ensemble tous les habitants du château, sans exception
d’aucun, et l’immense cheminée avec son cantou où l’on venait souvent s’asseoir
pour se réchauffer un instant au plus dur de l’hiver, une atmosphère que
oncques n’ai retrouvée dans ma vie. Et même la Maligou, quand elle ne disait
rien, participait à ce décor réconfortant, s’activant au-dessus de ses marmites
avec une science toute professionnelle.
Pierre de Siorac était assis face à moi, le buste droit, les
coudes posés sur la table, les avant-bras verticaux, et les joues du visage
posées sur ses deux poings fermés. Il souriait en me dévisageant avec
attention.
— Çà, Miroul, causons ! dit-il à la parfin en me
baillant un clin d’œil.
— Oui, Moussu Pierre.
— Sais-tu monter à cheval ?
— Non, Moussu Pierre.
— Il faudra apprendre. Sais-tu tirer à l’épée ?
— Non, Moussu Pierre.
— Il faudra apprendre. Sais-tu te servir d’une
arquebuse ?
— Non, Moussu Pierre.
— Il faudra apprendre. Sais-tu écrire ?
— Non, Moussu Pierre.
— Il faudra apprendre. Sais-tu lire au moins ?
— Un peu pour ce que mon père voulait que je lise la
Bible.
— Il faudra progresser.
Comme bien on pense, je me sentis si écrasé et mortifié par
tant d’ignorance que mes yeux se baissèrent de vergogne, d’autant plus que rien
ne disait que de si belles matières je pouvais faire mon lot, vu que ce que
l’on ne connaît pas paraît toujours hors d’atteinte et réservé à de plus beaux
esprits que soi. Cette honte, je ne l’ai plus à présent, et pas seulement parce
que j’ai appris toutes ces matières, mais parce que je pense que je savais à
l’époque bien des choses que mon maître ignorait et qu’il aurait été incapable
d’accomplir sans un long et patient apprentissage. Et si vous vous gaussez à ce
propos, lecteur, c’est que vous aussi ignorez ces choses au point de ne pas
même entrevoir ce qu’elles pourraient être.
Croyez-vous que vous pourriez vous saisir d’une faux et, la
tenant par le bon bout, effectuer ce geste circulaire et magnifique qui abat le
blé ou le foin en le coupant à sa base ? J’en tiens, pour l’avoir appris
en mon enfance, que cette technique n’est pas simple, qu’elle exige patience et
temps pour être possédée tout à plein et que, dans cet art de la fauche,
certains excellent tant, par leur précision et leur adresse, qu’ils font
l’admiration des autres. À côté de cela, se servir d’une arquebuse est un
enfantillage, que même les gourds du cerveau – comme dirait Cabusse –
peuvent apprendre en désommeillant à
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