L'avers et le revers
peine leurs pesantes mérangeoises !
Il est constant que les humbles, les petits de ce monde, se
sentent prou humiliés par les maîtres en ce que le savoir de ceux-ci passe pour
meilleur que le leur, lequel est négligé et réduit à néant comme s’il
n’existait pas, ce dont les paysans ou les artisans finissent eux-mêmes par se
convaincre, comme si pérorer en latin était le sommet de toute chose. Moi qui
ai eu cette chance de passer d’un côtel à l’autre, j’en suis bien revenu de
cette hiérarchie des puissants, qui ne m’impressionne plus guère, et quand il
m’arrive de saisir la faux pour me débarrasser de quelques mauvaises herbes et
que, d’un geste d’un seul, je rase le parterre, je me sens héritier d’un secret
autrement plus noble que de tirer à l’arquebuse !
Nous en étions là, Pierre de Siorac et moi, lui
réfléchissant à la manière de faire de Miroul le valet le plus utile et le plus
doué qui soit, et Miroul redoutant de ne pas en être capable, lorsque je vis
pénétrer dans la salle commune deux hommes en tout point identiques, ce qui me
la bailla belle pour la raison que oncques n’avais vu de jumeaux de ma vie, et
je trouvai le fait si troublant que je ne pus détacher mes yeux de leurs
personnes. Dans un bel ensemble, ils saisirent chacun un bol, qu’ils emplirent
de lait, coupèrent quelques tranches du bon pain de seigle que faisait la
Maligou, et s’en allèrent s’asseoir à l’autre coin de la table d’une bien
étrange façon. Il est rare, en effet, que deux personnes ne s’assoient pas
l’une en face de l’autre pour converser plus aisément, et ainsi étions-nous,
mon maître et moi, ainsi que Samson et la petite Hélix à nos côtés mais
eux-mêmes face à face, alors que les jumeaux s’assirent côte à côte et,
regardant droit devant eux, c’est-à-dire personne, trempèrent en même temps la
tranche de pain dans le lait, puis mâchouillèrent d’un air placide comme s’ils
étaient chacun seul.
— Ce sont les cousins Siorac, me glissa mon maître qui
avait suivi et mon regard et mon étonnement.
— Les cousins Siorac ?
— Oui, les jumeaux sont les fils d’un oncle de mon
père, Raymond de Siorac, lequel habitait Taniès, et que nous avons acceptés
céans à Mespech à la mort de leur père. Le marché a été conclu par Sauveterre
et nous est fort avantageux, car en échange de leur présence ici et de la
sécurité que nous leur offrons, leurs terres de Taniès sont gagées et
reviendront à Mespech pour peu que ces deux-là n’aient pas de descendance, ce
qui est plus que probable vu que leur état de jumeaux semble exclure qu’ils
fréquentent jamais une garce ! Ils ne se quittent pas, n’étant rien l’un
sans l’autre, ce qui désespérait leur père d’en faire un jour quelque chose.
Pierre de Siorac tourna la tête en leur direction et les
regarda à son tour sans que ni Michel ni Benoît – c’étaient leurs
noms – ne s’en aperçoivent, tout occupés qu’ils étaient à tremper et
mâchouiller.
— Tu verras quand tu auras à faire avec eux, me dit
Pierre en se penchant vers moi et en baissant la voix, ils sont gentils comme
de bons chiens mais ils n’ont pas la comprenette des plus fines.
Puis, riant à gueule bec, il ajouta :
— Je crois que notre bon Sauveterre en a tiré le plus
qu’on en pouvait et même davantage. Sauveterre a fait beaucoup pour la
prospérité du domaine, étant dur en affaires, retors en négociations, patient
dans les tractations. Vois-tu, mon bon Miroul, Sauveterre, il est comme
ceci !
Et joignant le geste à la parole, il ferma la main droite,
repliant lentement ses doigts sur la paume, comme s’il enserrait avec force un
paquet de pièces d’or.
— Tu comprends ? me demanda-t-il.
— Oui, Moussu Pierre. Vous m’expliquez que
M. de Sauveterre est chiche-face.
— Pardieu oui, il l’est ! Mais tu ne dois pas le
dire ! Jamais ! Tu es valet, Miroul, ne l’oublie pas ! Tu
regardes, tu observes, tu écoutes, tu épies au besoin, mais tu penses tout
bas ! Et quand ça te paraît important, tu viens me le dire à moi, et rien
qu’à moi. Saisis-tu à plein ce que je t’enseigne ?
— Oui, Moussu Pierre.
Ce fut là ma première leçon de valet et, sans doutance
aucune, la plus importante car, en très peu de mots, il avait presque tout dit
du rôlet qu’il attendait de moi et auquel, fidèlement, j’allais me conformer
pendant des années. Ce
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