Le Bal Des Maudits - T 1
l’ami de Michael avait écrit au verso de la lettre : « Venez le chercher. Le ministère de la Guerre se fera un plaisir de vous donner mon adresse. » Il l’avait remise au vaguemestre de la compagnie, pour qu’il se charge de la faire suivre, et s’était retourné vers les lignes allemandes.
Tout en s’habillant, Michael essaya de penser à autre chose. Mais il se sentait vaguement honteux d’être là, inactif, dans cette chambre trop fantaisiste, tendue d’étoffes roses, meublée selon le style des lupanars de Hollywood, à passer ses finances en revue, tel un comptable qui a emprunté cinquante dollars à la caisse directoriale et se demande en vain comment les récupérer à temps pour la vérification de fin de mois. Les servants des canons d’Honolulu étaient probablement dans des situations financières encore plus désespérées que la sienne, mais il était sû r qu’ils ne devaient guère s’en préoccuper, ce matin. Et pourtant il lui était matériellement impossible de s’engager immédiatemen t. C’était peut-être ridicule, mais, comme il facilitait la plupart des activités désintéressées, l’argent rendait, aussi, le patriotisme plus facile.
Pendant qu’il s’habillait, il entendit le valet noir pénétrer dans la salle à manger. Puis il l’entendit ouvrir la desserte et perçut un bruit de bouteilles entrechoquées. « La guerre ne l’a pas changé, pensa Michael : il est toujours aussi porté sur l e gin. »
Michael noua sa cravate et sortit de sa chambre. Les yeux levés vers le plafond, le Nègre manœuvrait languissamment un aspirateur. L’air sentait le gin et, tout en poussant son instrument dans toutes les directions, en longs gestes souples et vagues, le Noir se balançait doucement d’avant en arrière.
– Bonjour, Bruce, dit aimablement Michael. Comment vas-tu ?
– B’ jour, monsieur Whitacre, dit Bruce. Très bien, merci.
– Ils ne t’ont pas encore mis la main dessus, dans l’armée ? s’informa Michael.
– Moi, monsieur Whitacre ?
Bruce cessa de balayer et secoua la tête.
– Pas ce vieux Bruce, non. Ils disent tous : « Engagez-vous », mais Bruce s’engage pas. Trop vieux, trop plein de douleurs et de rhumatismes , et , même si j’étais fort comme le lion rugissant et jeune comme le poulain bondissant, vous me verriez pas m’engager pour cette guerre-ci, non. Peut-être la prochaine, mais pas celle-ci. Non, monsieur.
Michael recula un peu, car, dans la véhémence de son exposé, Bruce s’était avancé vers, lui, d’un pas dangereusement chancelant. Michael le regarda, perplexe. Il se sentait toujours un peu embarrassé, vis-à-vis des Nègres. Il n’arrivait jamais à leur parler d’un ton quotidien et normal, dans le langage de tous les jours.
– Non, monsieur, continua Bruce. Pas pour celle-ci du tout. Même s’ils me donnaient un fusil d’argent massif et des éperons tout en or. C’est la guerre de l’Injustice, comme il est prédit dans les Livres des Prophètes, et je ne lèverai pas la main pour blesser mon prochain.
– Mais, dit Michael, cherchant à s’exprimer en termes assez simples pour percer le nuage du gin, ils tuent des Américains, Bruce.
– Peut-être. Mais je les ai pas vus moi-même. Je sais rien de certain. Juste ce que je lis dans les journaux blancs. Peut-être qu’ils tuent vraiment de s Américains. Mais ils ont été sans doute provoqués. Ils ont peut-être essayé d’entrer dans un hôtel, et les hommes blancs ont dit : « Pas d’hommes jaunes ici ! « et les hommes jaunes se sont fâchés et ils se sont réunis et ils ont dit : « Les hommes blancs veulent pas qu’on entre dans l’hôtel, prenons l’hôtel ». Non, monsieur…
L’aspirateur décrivit un rapide va-et-vient, sur le tapis ; puis il s’arrêta de nouveau et Bruce s’appuya sur sa poignée.
– Cette guerre-ci est pas pour moi. C’est la prochaine que j’attends.
– La prochaine ? questionna Michael.
– En 1956, répondit promptement Bruce. Armageddon. La guerre des races. Les Noirs contre les Blancs.
Il leva vers le plafond un regard mystique et troublé par le gin.
– Le premier jour de cette guerre-là, je me présenterai au bureau de recrutement et je dirai au général noir : « Général, me voilà, mon bras droit est à votre disposition ».
« La Californie », pensa Michael. Il n’y a qu’en Californie qu’on rencontre des gens comme
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