Le Bal Des Maudits - T 1
qu’il jouait au tennis avec deux soldats stationnés à March Field. Quand la femme était sortie du club, en disant : « Il vaudrait mieux que vous veniez écouter la radio. C’est terriblement brouillé, mais j’ai cru entendre que les Japonais nous avaient attaqués », les deux soldats s’étaient regardés, avaient rangé leurs raquettes, étaient entrés et repartis immédiatement pour March Field. Le dernier bal avant la bataille de Waterloo. La dernière valse des jeunes et galants officiers, le baiser d’adieu des dames aux épaulés nues, et en route !… Vers les canons. Sur les chevaux écumants. Dans le fracas des sabots et des fourreaux de sabres, et le tourbillon des amples capes , au sein de la nuit des Flandres, il y avait de cela plus d’un siècle. C’était alors, sans doute, une vieille image déjà passablement usée, mais ça n’avait pas empêché Byron d’en faire quelque chose de grandiose. Comment Byron aurait-il traité le matin d’Honolulu et le matin suivant, à Beverley Hill ?
Michael avait eu l’intention de rester trois jours de plus à Palm Springs, mais, après la partie de tennis, il s’ était empressé de payer sa note et de rentrer en ville. Sans cape, sans cheval, dans une Ford louée pour la circonstance, dont le toit décapotable s’abaissait quand on pressait un bouton. Et aucune bataille en perspective. Rien que l’appartement du rez-de-chaussée, avec vue sur la piscine, et payable à la semaine…
Le bruit de la tondeuse montait de la pelouse, jusqu’à la fenêtre ouverte. Michael se retourna pour observer la machine et le jardinier. Le jardinier était un petit Japonais d’une cinquantaine d’années, mince et rabougri par toute une vie passée à tondre les pelouses et à soigner les fleurs des autres. Il suivait sa machine, mécaniquement, ses doigts osseux et filiformes crispés sur la poignée.
Michael ne put s’empêcher de sourire. Curieux spectacle à contempler au réveil, le lendemain du jour où la marine japonaise a bombardé la flotte américaine… un quinquagénaire japonais avançant vers vous en poussant une tondeuse à gazon. Puis il le regarda de plus près et cessa de sourire. Le visage du jardinier avait une expression tendue, orageuse, comme s’il avait souffert d’une affection chronique. Michael le revit en pensée, une semaine auparavant. Il travaillait, alors, avec un sourire joyeux, agréable, et fredonnait, même, de temps en temps, en taillant les arbrisseaux, sous la fenêtre de Michael.
Michael sauta de son lit et gagna la fenêtre en boutonnant sa veste de pyjama. C’était un clair matin doré, agrémenté de cette fraîcheur un peu coupante qui, en Californie du Sud, remplace avantageusement l’hiver. Le vert de la pelouse paraissait très vert, et les dahlias rouges et jaunes brillaient à sa lisière comme des boutons de cuivre. Par les soins du jardinier oriental, le jardin ressemblait à un vaste billard clairsemé de tasses multicolores.
– Bonjour, dit Michael.
Il ne connaissait pas le nom du jardinier. Il ne connaissait, en fait, aucun nom japonais. Si. Un ; Sessue Hayakawa, le vieil acteur de cinéma. Que faisait ce bon vieux Sessue Hayakawa, aujourd’hui ?
Le jardinier arrêta sa tondeuse et sortit lentement des ténèbres de son rêve pour regarder Michael.
– Oui, monsieur, dit-il.
Sa voix était morne, aiguë, hostile. Ses petits yeux noirs, sertis dans un double réseau de rides brunes, paraissaient, songea Michael, désespérément implorants et perdus. Michael eut envie de dire quelque chose de consolant, quelque chose de civilisé à ce vieillard laborieux qui, du jour au lendemain, se trouvait transporté en territoire ennemi par une vile attaque lancée contre des navires américains, à trois mille milles de là.
– C’est terrible, n’est-ce pas ? dit Michael.
Le jardinier leva vers lui, comme s’il n’avait pas compris, un regard absolument inexpressif.
– Je veux dire… au sujet de la guerre, expliqua Michael.
L’homme haussa les épaule s.
– Pas terrible, dit-il. Tout le monde dit : « Méchant Japon, sale Japon ». Mais pas terrible. Avant, l’Angleterre veut, elle prend. L’Amérique veut, elle prend. Maintenant, Japon veut.
Il fixa sur Michael un regard froid et direct, vin regard de défi .
– Il prend, conclut-il.
Il pivota avec sa machine et repartit à travers la pelouse, dans le jaillissement humide de l’herbe coupée. Michael
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