Le Bal Des Maudits - T 1
Sleeper. Freddie m’a demandé de venir cet après-midi. Ils ont l’intention de faire un film sur Honolulu, pour réveiller le peuple américain.
– Qu’allez-vous faire ? demanda Cahoon. Allez-vous avoir le temps de finir la pièce ?
– Bien sûr que je vais la finir ! dit Sleeper. Je vous ai dit que je la finirais, n’est-ce pas ?
– Oui, acquiesça Cahoon. Mais c’était avant la guerre. Je pensais que vous alliez peut-être vous engager…
Sleeper ricana.
– Pourquoi faire ? Garder un viaduc à Kansas City ?
Il avala une notable fraction du scotch que le garçon venait de déposer devant lui.
– La place de l’artiste n’est pas sous l’uniforme. La fonction de l’artiste est de préserver la flamme de la culture, d’expliquer les motifs de la guerre, d’exalter les esprits des hommes qui affrontent la mort. Tout le reste n’est que sentimentalité. En Rus sie, ils ne prennent pas les artistes. Ils disent : « Écrivez, jouez, peignez, composez. » Une nation saine d’esprit ne met pas ses trésors nationaux sur la ligne du front. Qu’au-riez-vous pensé si les Français avaient mis la Mona Lisa et le portrait de Cézanne par lui-même dans les casemates de la ligne Maginot ? Vous auriez pensé qu’ils étaient cinglés, n’est-ce pas ?
– Oui, dit Michael, parce que Sleeper le regardait.
– Alors, hurla Sleeper, pourquoi y mettraient-ils un nouveau Cézanne, un Léonard de Vinci vivant ? Seigneur ! Même les Allemands laissent leurs artistes tranquilles ! Et, nom de Dieu ! je commence à en avoir assez de toujours devoir répéter la même chose !
Il finit son scotch et jeta autour de lui un regard furieux.
– Je n’aime pas les Anglais qui arrivent en retard, dit-il. Je vais commander mon déjeuner.
– Pharney, dit Cahoon en souriant légèrement, peut vous avoir deux galons dans la marine.
– Pharney l’escroc, dit Sleeper. Pharney l’exploiteur. Œufs au jambon, cria-t-il à l’adresse du garçon, Asperges sauce hollandaise et un double scotch.
Hoyt entra pendant que Sleeper commandait son déjeuner et les rejoignit rapidement, après avoir serré cinq mains seulement sur son passage.
– Désolé, mon vieux, dit-il en se glissant derrière la table, sur la banquette de cuir vert. Désolé d’être aussi en retard.
– Pourquoi diable ne pouvez-vous jamais arriver à l’heure nulle part ? demanda Sleeper. Est-ce que ça déplairait à votre public ?
– J’ai eu une journée chargée, au studio, vieux frère, dit Hoyt. Pas pu partir plus tôt.
Il avait un accent précis, britannique, qui n’avait pas varié d’un iota depuis sept ans qu’il était en Amérique. En 1939, au début de la guerre, il s’était fait naturaliser citoyen des États-U nis, mais il n’en était pas moins demeuré semblable au jeune ambitieux plein de talent qui était descendu du bateau en 1934. Il paraissait nerveux et commanda un repas léger. Il s’abstint de boire, car il avait devant lui un après- midi fatigant. Il jouait le rôle d’un chef d’escadrille de la R A F., et il y avait une scène compliquée dans un avion en flammes au -dessus de la Manche, avec truquages et toutes sortes de difficultés.
Le déjeuner se déroula dans une atmosphère tendue. Hoyt avait promis de relire la pièce et de communiquer à Cahoon sa décision finale. C’était un bon acteur, tout à fait l’homme du rôle, et, s’il n’acceptait pas, il serait difficile de le remplacer. Sleeper ne cessa pas de boire des doubles scotches, et ce fut à peine si Cahoon toucha à sa nourriture, du bout des dents.
Michael aperçut Laura à une autre table, avec deux femmes qu’il ne connaissait pas et lui adressa un signe de tête. C’était la première fois qu’il la revoyait , depuis leur divorce. « Ses quatre-vingts dollars par semaine n’iront pas loin, pensa-t-il, si elle se met à déjeuner dans ce restaurant. » Il était furieux contre elle de se montrer aussi imprévoyante et furieux contre lui, après coup, de se sentir tourmenté à son sujet. Elle était très en beauté, et il était difficile à Michael de se souvenir qu’il lui en avait voulu un jour. Difficile, aussi, de se souvenir qu’il l’avait aimée un jour…
– J’ai relu la pièce, Cahoon, dit soudain Hoyt, et je dois avouer que je la trouve… épatante.
– Parfait.
Cahoon ébaucha un large sourire.
– Mais, continua précipitamment Hoyt, j’ai bien
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