Le Bal Des Maudits - T 1
eût jamais donnée, et il essayait de se rappeler à quoi ressemblaient les parties, dans les filins qu’il avait vus, dans les romans qu’il avait lus. Deux fois de suite, il courut jusqu’à la cuisine inspecter les trois douzaines de cubes de glace que Roger et lui avaient achetés au drugstore. Il ne cessait pas de consulter sa montre, espérant que Roger reviendrait de Brooklyn avec la jeune fille qu’il était allé y chercher, avant que les invités commencent à arriver. Noah était certain, s’il les recevait seul, qu’il commettrait quelque bévue, quelque irréparable maladresse, au moment où il aurait le plus besoin de se sentir calme et parfaitement maître de lui.
Roger Cannon et lui partageaient une chambre, près de Riverside Drive, non loin de l’Université de Colombie, à New York City. C’était une chambre spacieuse, avec une cheminée factice et de la fenêtre de la salle de bains, en se penchant un peu, on apercevait les eaux de l’Hudson.
Après la mort de son père, Noah avait retraversé l’Amérique. Il avait toujours voulu voir New York. Rien ne le retenait ailleurs, et, deux jours après s’y être installé, il y avait trouvé un emploi. Puis il avait rencontré Roger, à la Bibliothèque publique de la Cinquième Avenue.
Il lui était difficile de croire, maintenant, qu’il y avait eu un temps où il ne connaissait pas Roger, un temps où il avait erré seul dans les rues de la cité, sans rien dire à personne, un temps où aucun homme n’était son ami, où aucune femme ne le regardait, où il n’était nulle part chez lui, où toutes les heures étaient également moroses.
Il était debout, ce jour-là, devant les étagères de la bibliothèque, regardant rêveusement les dos ternes des ouvrages ali gnés. Il avait allongé le bras, il s’en souvenait, pour saisir un volume de Yeats, il avait bousculé l’homme qui se tenait près de lui, et il avait dit : « Excusez-moi. » Ils s’étaient mis à bavarder et étaient ressortis ensemble sous la pluie. Roger l’avait invité à boire un verre dans un bar de la Sixième Avenue. Ils en avaient bu deux et, avant de se séparer, avaient pris rendez-vous pour dîner ensemble le lendemain soir.
Noah n’avait jamais eu de vrais amis. Son enfance errante, faite d’épisodes de quelques mois passés chaque fois parmi des étrangers indifférents et brusques, l’avait toujours empêché de se faire autre chose que de vagues et superficielles relations. Et son invraisemblable timidité, renforcée par sa conviction d’être un enfant sans caractère et sans attrait, lui avait toujours interdit de tenter la moindre avance. Roger avait quatre ou cinq ans de plus que Noah. Il était grand et mince, le visage maigre, les cheveux bruns coupés en brosse, et se mouvait avec cette désinvolture que Noah avait toujours enviée aux élèves des grandes universités. Roger n’avait jamais mis les pieds dans une grande université, mais il appartenait à cette race de gens qui naissent avec une inébranlable confiance en eux-mêmes, et considérait le monde avec une sorte de sombre amusement, que Noah s’efforçait désespérément d’imiter.
Jamais Noah n’avait compris pourquoi, m ai s Roger avait paru le trouver sympathique. « Peut-être – pensait Noah – avait-il eu simplement pitié de lui, perdu et seul dans la grande ville, avec son costume râpé, sa maladresse et sa farouche timidité. » Toujours est-il que, lorsqu’ils se furent retrouvés deux ou trois fois, dans les bars horribles qui semblaient plaire à Roger, ou dans les petits restaurants italiens à bon marché, Roger lui avait dit, de sa voix calme et désinvolte :
– Vous êtes bien logé ?
– Pas trop, avait sincèrement répondu Noah.
C’était une cellule sordide, dans un garni de l a 2 8 e Rue, avec des murs humides, des parasites et les conduites d’eau rugissant toute la nuit au-dessus de sa tête.
– J’ai une grande chambre, avait dit Roger. Deux lits. Si ça ne vous dérange pas que je joue du piano à minuit, de temps à autre.
Reconnaissant et étonné que quelqu’un, dans cette ville surpeuplée, puisse favorablement accueillir son amitié, Noah avait emménagé dans la vaste chambre voisine du fleuve. Roger était presque cet ami fantôme dont rêvent, la nuit, les enfants solitaires. Il était aimable, accompli, facile à vivre. Il ne demandait rien à personne et paraissait prendre plaisir, discrètement,
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