Le Bal Des Maudits - T 1
désespérées, après la fin de l’autre guerre. La clientèle cosmopolite, spirituelle des bars, les jolies filles, les jeunes gens cyniques et retors, avec un pernod d’une main, un chèque de l’American Express de l’autre. Tout cela avait disparu sous les chenilles des tanks et ne reviendrait sans doute jamais plus.
Il regarda Tony, Tony était assis, la tête haute, et pleurait. Tony avait vécu deux ans à Paris, et il avait souvent expliqué à Michael ce qu’ils y feraient lorsqu’ils y prendraient ensemble leurs vacances : les petits restaurants, les plages sur la Marne, l’endroit où ils servaient, en carafes, un vin léger supérieur, sur des tables de simple bois blanc…
Michael sentit s’embuer ses propres yeux et combattit sauvagement son émotion. « Sentimental, pensa-t-il, une sentimentalité facile, à bon marché. Je ne suis jamais allé là-bas. Ce n’est rien de plus qu’une ville étrangère ! »
– Michael…
La voix de Laura. Irritante, insistante.
– Michael…
Michael finit de boire son verre. Il regarda Tony, faillit lui parler, se ravisa et le laissa seul. Il ressortit lentement dans le jardin. Johnson, et Moran, et la compagne de Moran, et M lle Freemantle avaient des attitudes contraintes, et la conversation languissait. Michael se demanda ce qu’ils attendaient pour rentrer chez eux.
– Michael chéri…
Laura s’approchait de lui, les bras légèrement tendus.
– Allons-nous jouer au badminton cet été ou en 1950 ?
Puis, un souffle, à sa seule intention :
– Allons, cesse de te conduire en sauvage. Tu as des invités. Ne me laisse pas faire tout le boulot.
Avant que Michael ait eu le temps de répondre, elle s’était retournée et souriait à Johnson.
Michael se dirigea lentement vers le second poteau qui gisait dans l’herbe.
– J’ignore si ça vous intéresse, dit-il, mais Paris est tombé.
– Non ? dit Moran. C’est incroyable !
M lle Freemantle ne dit rien. Michael la vit joindre les mains sur ses genoux et baisser les yeux.
– C’était inévitable, dit gravement Johnson. Tout le monde s’en doutait.
Michael ramassa le deuxième poteau et commença à en enfoncer dans le sol l’extrémité pointue.
– Tu le mets au mauvais endroit !
La voix de Laura était aiguë, irritée.
– Combien de fois faut-il te dire que ce n’est pas ici qu’il faut le mettre ?
Elle courut vers Michael et lui arracha le poteau des mains. La raquette qu’elle tenait heurta violemment le bras de Michael. Il la regarda stupidement, les mains toujours tendues, les doigts toujours incurvés, comme s’il continuait à tenir le poteau. « Elle pleure, pensa-t-il, surpris, pourquoi diable pleure-t-elle ? »
– Ici ! Il faut le mettre ici !
Elle criait, à présent, en frappant le sol avec le bout pointu du poteau.
Michael la rejoignit, reprit le poteau. Il ne savait pas pourquoi il agissait ainsi. Il savait seulement qu’il ne pouvait supporter de voir sa femme hurler ainsi, en martelant le sol comme une hystérique.
– Laisse-moi faire, dit-il bêtement. Tiens-toi tranquille.
Laura le regarda, son joli visage convulsé de haine. Elle leva le bras et lança la raquette de badminton à la tête de Michael. Les yeux de Michael en suivirent la trajectoire. Il lui sembla qu’elle mettait un temps infini à la décrire, tournoyante et étincelante, sur le fond vert des feuillages et de la haie vive. Il entendit un bruit sec, comme un claquement de fouet, et la vit tomber à ses pieds avant d’avoir réalisé qu’elle venait de le frapper au-dessus de l’œil droit. L’œil commença à lui faire mal, et il sentit du sang couler sur son front, et jusque dans son œil, par-dessus son sourcil rapidement englué. Laura se tenait toujours à la même place, le visage baigné de larmes, fixant toujours sur lui un regard plein de haine.
Michael posa soigneusement le poteau dans l’herbe, tourna les talons et reprit le chemin de la maison. Il croisa Tony, qui sortait, mais ils ne s’adressèrent pas la parole.
Michael rentra dans le salon. La radio diffusait toujours sa musique d’orgue sirupeuse. Michael se planta devant la cheminée, examinant son visage dans le petit miroir convexe. Le miroir déformait sa physionomie, allongeait son nez, rendait fuyants son front et son menton. La tache rouge qui couvrait son œil paraissait petite et lointaine, dans ce miroir. Il entendit s’ouvrir la porte et les
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