Le Bal Des Maudits - T 1
placards et les tiroirs, lisait son courrier, regardait les photos qu’il découvrait entre les pages des livres. Il avait toujours été un homme discret, respectueux des secrets des autres. Mais avec elle, c’était différent. Il voulait la dévorer tout entière, elle, ses pensées, ses biens, ses désirs et ses vices.
L’appartement était bourré d’un butin hétéroclite. Un étudiant de géographie économique aurait pu reconstituer l’histoire de la conquête de l’Europe et de l’Afrique par les Allemands, rien qu’en examinant les objets apportés dans l’appartement de Gretchen par la procession des officiers rigides, aux bottes luisantes et aux poitrines enrubannées, qui la reconduisaient fréquemment jusqu’à la porte de l’immeuble, et dont l’œil jaloux de Christian apercevait, à travers les rideaux, les somptueuses voitures officielles. En dehors de la riche profusion de bouteilles que Christian y avait découverte, le premier jour, l’appartement contenait aussi des fromages de Hollande, soixante-cinq paires de bas de soie français , d es litres de parfum, des bijoux et des bagues de cérémonie venant de toutes les contrées des Balkans, des babouches de brocart marocaines, des paniers de raisin et de mandarines expédiés d’Algérie, trois manteaux de fourrure russes, un dessin du Titien, acheté à Rome, du lard fumé danois, pendu dans le garde-manger, derrière la cuisine, toute un e étagère de chapeaux parisiens, bien que Gretchen n’en portât jamais elle même, une exquise coupe d’argent ciselé de Belgrade, un lourd bureau recouvert de cuir, qu’un lieutenant entreprenant était parvenu à lui envoyer de Norvège.
Les lettres, négligemment abandonnées sur le plancher ou glissées dans des magazines, émanaient des régions les plus diverses du nouvel empire allemand, et, bien qu’écrites dans les styles les plus variés, depuis les poèmes lyriques des collégiens en garnison à Helsinki, jusqu ’aux secs mémoires pornographiques des officiers d’âge mûr servant dans le désert, sous les ordres de Rommel, toutes portaient le même cachet de désir nostalgique et de gratitude. Chaque lettre contenait également des promesses… un coupon de soie verte acheté à Orléans, une bague trouvée dans une boutique de Budapest, un médaillon orné d’un saphir découvert dans une échoppe de Tripoli…
Quelques-unes des lettres citaient le nom d’Éloïse ou celui d’autres femmes. Parfois avec un cynisme humoristique, parfois avec l’écho émerveillé d’une sensualité passée. Christian en était venu à considérer Éloïse et les autres comme des femmes normales… ou, du moins, normales pour Gretchen. Elle était au-delà des limites de l’existence ordinaire, placée dans un univers qui lui était propre par son extraordinaire beauté, ses appétits, son énergie surhumaine. Le matin, il est vrai, elle prenait souvent de la Benzédrine et d’autres drogues pour redonner son plein éclat à la flamme violente de son énergie, qu’elle gaspillait avec une telle insouciance. Parfois aussi, dans la matinée, elle s’administrait, à l’aide d’une seringue hypodermique, d’énormes injections de vitamine B « qui, disait-elle, supprimait radicalement la gueule de bois ».
Le facteur le plus étonnant de son histoire était que, trois années auparavant, elle avait été une jeune institutrice effacée, qui enseignait, à Baden, l’arithmétique et la géographie aux enfants de dix ans. Hardenburg était le premier homme qui l’eût jamais possédée, et elle avait refusé de lui appartenir avant qu’ils soient mari et femme. Mais lorsqu’il l’avait amenée à Berlin, juste avant le début de la guerre, un photographe l’avait remarquée dans une boîte de nuit et lui avait demandé de bien vouloir poser pour des travaux qu’il exécutait alors, sur l’ordre du ministère de la Propagande. Non content d’avoir rendu célèbres son visage et sa silhouette, en tant que femme allemande typique, qui, sur cette série de photographies, faisait des heures supplémentaires dans les fabriques de munitions allemandes, assistait régulièrement aux réunions du Parti, donnait de l’argent aux organisations d’entraide et préparait de succulents menus avec les produits de remplacement, le photographe l’avait séduite. Depuis, elle n’avait cessé de monter en flèche, tout le long de l’échelle sociale de Berlin en guerre. Hardenburg
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