Le Bal Des Maudits - T 1
avait été expédié à l’étranger au début de la carrière de sa femme. À présent qu’il était au courant de la situation, Christian comprenait mieux pourquoi la présence du lieutenant à Rennes était jugée aussi indispensable et pourquoi il éprouvait tant de difficultés à obtenir une permission. Gretchen était invitée à toutes les réceptions importantes. Elle avait rencontré Hitler deux fois et était en termes d’intimité avec Rosenberg, « bien que – assura-t-elle à Christian – cette intimité n’aille point jusqu’au terme final », ou ce qui, pour elle, n’était, après tout, que le terme semi-final.
Christian refusait de porter un jugement sur la moralité de Gretchen. De temps en temps, allongé dans sa chambre d’hôtel, attendant la sonnerie du téléphone, il réfléchissait alors à ce que sa mère eût appelé le péché mortel de Gretchen. Bien qu’il se fût détaché de l’église, des vestiges de la dure moralité religieuse de sa mère remontaient parfois, à travers le flot des années révolues, jusqu’à l’esprit de Christian, et il se surprenait, alors, à considérer avec lucidité les activités multiples de Gretchen. Mais, dès qu’il en prenait conscience, il se hâtait de repousser ces jugements fugitifs et vagues. Gretchen était au-dessus de la moralité ordinaire. Une personne d’un tel appétit, d’une telle vitalité, d’une aussi sauvage énergie, ne pouvait se laisser arrêter par les considérations timorées de ce qui n’était, après tout, qu’un code en voie de disparition. Juger Gretchen d’après la parole de Jésus équivalait à juger la vitesse d’un oiseau d’après celle d’un escargot, la conduite d’un capitaine de tank d’après les prescriptions du code de la route, celle d’un général d’après les lois civiles contre le crime.
Les lettres envoyées de Rennes par Hardenburg étaient des documents rigides, glacés et vides, presque militaires. Christian ne pouvait s’empêcher de sourire à leur lecture, sachant que le lieutenant, s’il survivait à la guerre, ne serait jamais qu’un article oublié et insouciamment délaissé du passé de Gretchen. Pour l’avenir, Christian avait des projets qu’il ne s’avouait jamais qu’à demi. Un soir, entre deux verres, Gretchen lui avait dit, sans s’émouvoir, que la guerre serait finie dans deux mois et qu’un haut personnage du gouvernement – elle n’avait pas voulu lui dire son nom – lui avait offert, en Pologne, une propriété de plusieurs hectares. Sur cette propriété, dont le quart était, même à présent, en cours d’exploitation, s’élevait un château de pierre du XVII e siècle, respecté par la guerre.
– Tu crois, lui avait-elle demandé, sur un ton de plaisanterie, en se renversant sur le sofa, que tu saurais gérer les biens d’une châtelaine ?
– Merveilleusement, avait-il répondu.
– Tu ne te laisserais pas épuiser, avait-elle continué en souriant, par tes devoirs de gentleman-farmer ?
– Promis.
Il avait glissé sa main sous sa tête et caressé la peau douce et ferme, à la base de son cou.
– Nous verrons, nous verrons, avait dit Gretchen. On peut faire pire…
« Absolument, pensait Christian. Une grande propriété sauvage, rapportant gros, et Gretchen maîtresse de la vieille maison… » Ils ne se marieraient pas, bien sûr. Épouser Gretchen serait une absurdité. Mais il deviendrait une sorte de prince consort, avec des bottes de cheval faites sur mesure et vingt chevaux dans l’étable et les grands du nouvel empire quittant leurs capitales pour y venir chasser chaque année…
« La chance m’a souri, pensait Christian, au moment précis où Hardenburg a ouvert son tiroir pour en sortir le paquet de dentelle, dans son bureau de Rennes. » C’était à peine si Christian pensait encore à Rennes. Gretchen lui avait dit qu’elle avait parlé de lui à un major général et que son transfert était assuré. Hardenburg n’était plus qu’un misérable fantôme du passé, qui réapparaîtrait peut-être, un instant délicieux, dans un proche avenir, pour être congédié d’une courte parole meurtrière. « La chance m’a souri », pensait Christian, en se tournant, radieux, vers la porte qui venait de s’ouvrir. Gretchen se tenait sur le seuil, dans une robe de lamé, une cape de vison négligemment jetée sur ses épaules. Elle souriait et tendait les bras, et disait :
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