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Le Bal Des Maudits - T 2

Le Bal Des Maudits - T 2

Titel: Le Bal Des Maudits - T 2 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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l’herbe et s’endormit presque aussitôt, les deux mains sur les yeux. Il semblait mort.
    Keane s’assit sur une pierre, sortit un bloc de papier à lettres, un crayon et se mit à écrire à sa femme. Il lui envoyait chaque jour un rapport détaillé sur tout ce qu’il faisait, y compris des descriptions horribles des morts et des blessés.
    –  Je veux qu’elle comprenne ce que le monde est en train de subir, disait-il gravement. Si elle comprend ce qu’on est en train de subir, ça améliorera peut-être sa conception de la vie.
    Michael regarda, par-dessus la tête de l’homme qui essayait, à distance, d’améliorer la conception de la vie de sa frigide épouse, les vieux murs intacts et les volets fermés de la ville, se demandant quel secret mortel ils pouvaient bien receler.
    Michael ferma les yeux. « Quelqu’un, pensa-t-il, devrait m’écrire une lettre pour me faire comprendre ce que je suis en train de subir. » Le mois dernier avait été si fertile en expériences de toutes sortes qu’il sentait qu’il lui faudrait des années pour les passer au crible, les classifier, les comprendre. Quelque part, dans la confusion des bombes et des rafales de mitrailleuse et des convois roulant à travers l’été français, quelque part, entre les serrements de mains des hommes et les baisers des jeunes filles, et les incendies, et les balles des tireurs embus qués, quelque part, il le sentait, devait exister une explication permanente et précise. Il n’était pas possible qu’un homme émergeât de ce long mois de jubilation, de catastrophes et de mort, sans posséder la clef des guerres et de l’oppression, la clef du sens éternel de l’Europe et de l’Amérique.
    Depuis que Pavone l’avait si sauvagement remis à sa place, en Normandie, Michael avait presque perdu tout espoir d’être jamais utile au cours de cette guerre. « Mais au moins, pensait-il fréquemment, je devrais pouvoir la comprendre… »
    Mais rien ne s’ordonnait en généralités dans son esprit. Il se sentait toujours incapable de dire : « Les Américains sont ainsi et pas autrement et c’est pourquoi ils gagneront la guerre », ou : « Vous n’empêcherez jamais un Français d’agir de cette façon ; c’est sa nature, et personne n’y peut rien », ou : L’ennuyeux, avec les Allemands, c’est qu’ils sont trop ainsi et pas assez autrement… »
    Toute la violence, tous les cris des semaines passées s’entrechoquaient dans son cerveau, en un drame confus, innombrable et incohérent, au drame qui se répétait éternellement dans sa tête, et, même dans ces jours de chaleur et d’épuisement, l’empêchait de dormir, un drame qui l’obsédait et dont il ne parvenait pas à se défaire, même à présent, alors que l’énigme silencieuse de ce petit village gris et calme s’apprêtait peut-être à se résoudre au prix de sa propre existence.
    Le clapotis infime de la rivière contre ses rives se mêlait, dans sa tête, au grincement affairé du crayon de Keane. Les yeux fermés, adossé au petit mur de pierre, sentant sur ses épaules le poids d’heures innombrables de sommeil en retard, mais ne cédant pas, malgré tout, au sommeil, Michael passa en revue les furieux événements des quatre dernières semaines,
    Les noms, d’abord… Les noms des villes ensoleillées, sortis tout droit des œuvres de Proust : Marigny, Coutances, Saint-Jean-le-Thomas, Avranches, Pontorson, alanguies sous le soleil d’été, dans le paysage magique où la Normandie et la Bretagne se fondent dans un brouillard vert et argent de légendes et de plaisirs. Qu’eût dit le Français maladif de ses bien-aimées provinces maritimes durant l’août brillant et mortel de 1944 ? Quelles observations lui eussent inspirées les changements opérés par les 105 et les bombardiers en piqués dans l’architecture des églises du XIV e siècle ? Quelles eussent été ses réactions devant les chevaux morts dans les fossés fleuris et les tanks incendiés à l’odeur si curieuse de métal et de chair torturés ? Quels propos élégants, subtils et désespérés, eussent tenus M. de Charlus et M me  de Guermantes au spectacle des voyageurs nouveaux qui hantaient les vieilles routes d’au-delà du Mont-Saint-Michel ?
    –  Y a cinq jours que je marche, avait dit la jeune voix du Midwest, en passant près de la jeep, et j’ai pas encore tiré un seul coup de feu. Mais ne vous y trompez pas. Je suis loin de

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