Le Bal Des Maudits - T 2
inconcevables. Nous nous endurcissons, nous devenons plus forts, notre résolution se transforme en fureur !
Christian regarda autour de lui. Les hommes se tenaient sous la pluie, ni furieux, ni résolus, ni endurcis, mais plutôt ennuyés et légèrement effrayés. Le bataillon était un bataillon improvisé, tout de pièces et de morceaux, composé d’hommes qui avaient déjà été blessés sur d’autres fronts, des dernières rafles de civils légèrement vieillots, légèrement inaptes au métier militaire, et d’un notable pourcentage de garçons de dix-huit ans. Et, soudain, Christian sympathisa avec le capitaine. Il s’adressait à une armée qui n’existait plus, qui avait été anéantie au cours de centaines de batailles. Il s’adressait aux fantômes dont ces hommes occupaient la place, aux millions de soldats capables de fureur qui gisaient à présent dans leurs tombes, en Afrique et en Russie.
– Mais tôt ou tard, criait le capitaine, il faudra bien qu’ils sortent de leurs trous. Il faudra qu’ils quittent leurs lits d’Angleterre, et qu’ils cessent de compter sur leurs tueurs à gages et qu’ils viennent nous rencontrer comme des soldats, sur le champ de bataille. Je vis dans cette attente. Je ne vis que pour ce jour de gloire, et je leur crie : « Venez voir ce que c’est que combattre les Allemands comme des soldats… » Et j’attends leur attaque, conclut solennellement le capitaine, avec une confiance inébranlable. Je l’attends avec amour et dévotion. Et je sais que chacun de vous brûle du même feu sacré.
Christian parcourut une seconde fois, du regard, les files de soldats immobiles. La pluie traversait lentement leurs capu chons de caoutchouc synthétique Leurs bottes s’enfonçaient progressivement dans le sol boueux de la France.
– Ce sergent… (d’un geste dramatique, le capitaine désigna la tombe ouverte)… ne sera pas avec nous, en chair et en os, le jour de la grande bataille, mais son esprit sera avec nous, exaltant les nôtres, ranimant les courages défaillants…
Le capitaine s’essuya le visage et fit place au chapelain, qui expédia rapidement ses prières. Le chapelain avait un mauvais rhume et tenait à rentrer au chaud avant que la pluie glaciale le transforme en pneumonie.
Deux hommes armés de bêches se mirent à rejeter à l’intérieur du trou la boue empilée sur le bord de la fosse.
Le capitaine jeta un ordre bref et, marchant très droit, en essayant d’empêcher son derrière de remuer trop sous sa capote, il conduisit sa compagnie hors du petit cimetière, à travers la rue principale du village. Il n’y avait aucun civil dans les rues, et les volets de toutes les maisons étaient fermés entre les Français et la pluie, les Allemands, et la guerre.
Le lieutenant des S. S. était très cordial. Il était venu du quartier général dans une grosse voiture d’état-major. Il fumait sans arrêt des petits cigares cubains, arborait un sourire mécanique de commis-voyageur et sentait vaguement le cognac. Il fit installer Christian près de lui, sur le siège arrière, et la voiture fonça vers le village voisin, où il emmenait Christian, en vue de l’identification d’un suspect arrêté la veille.
– Vous avez eu le temps de voir les visages de ces deux hommes, sergent ? dit le lieutenant des S. S. en souriant et tirant sur son cigare. Vous êtes en mesure de les identifier aisément ?
– Oui, mon lieutenant, dit Christian.
– Parfait.
Le lieutenant se frotta les mains, rayonnant.
– Ce sera très simple. J’aime les affaires simples. Certains de mes collègues n’aiment pas les affaires simples. Ils aiment jouer aux grands détectives de roman. Ils aiment que tout soit compliqué, obscur, afin de pouvoir démontrer l’étendue de leurs brillantes facultés. Mais pas moi. Oh non ! pas moi.
Il sourit chaleureusement à Christian.
– Oui ou non, c’est lui ou ce n’est pas lui, voilà mon genre d’affaire. Laissons le reste aux intellectuels. J’étais, avant la guerre, dans une fabrique de maroquinerie de Regensburg, et je ne prétends pas être profond. J’ai une philosophie très simple, dans mes rapports avec les Français. Je suis direct avec eux, et je m’attends qu’ils soient directs avec moi.
Il consulta sa montre.
– Il est trois heures trente. Vous serez de retour à votre compagnie pour cinq heures. Je vous le promets. Ce sera très rapide. Oui ou non. Un point c’est
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