Le Bal Des Maudits - T 2
releva les yeux. La plage était pâle et vide, la mer murmurait sur le sable ; les empreintes du meurtrier étaient encore clairement visibles. Un instant, Christian éprouva la folle impression qu’il y avait quelque chose à faire et que, s’il pouvait trouver ce quelque chose, et le faire, ces cinq minutes disparaîtraient, l’avion ne serait pas descendu en piqué, les deux fermiers ne seraient pas passés, Behr se relèverait du sable, intact, bien portant, dogmatique, pour demander à Christian de prendre une décision…
Christian secoua la tête. « Ridicule, pensa-t-il, les cinq minutes ont existé, sont passées ; les accidents fortuits, insignifiants, se sont produits » ; le jeune aviateur retournant à sa pinte de bière, dans un bistrot du Devon, après un après-midi de patrouilles au-dessus de la France, avait repéré les deux minuscules silhouettes, sur le sable ; le fermier au visage brûlé par le soleil s’était irrévocablement servi de son couteau ; Anton Behr, veuf, Allemand, rescapé du front russe, promeneur aux pieds nus, politicien et philosophe, ne commenterait plus l’avenir de l’Allemagne.
Christian s’agenouilla. Lentement, péniblement, il ôta les bottes des pieds de son ami. « Les salauds, pensait-il en haletant, ils n’auront toujours pas cette paire de bottes. »
Puis, les bottes à la main, il rejoignit laborieusement la route. Il ramassa ses propres bottes, que le Français avait laissées tomber. Enfin, portant les quatre bottes contre sa poitrine, dans le creux de son bras blessé, il marcha, pieds nus, sur la route fraîche et lisse, vers le quartier général du bataillon, à cinq kilomètres de là.
Le bras en écharpe, Christian assista, le lendemain, à l’enterrement de Behr. Toute la compagnie était là, en uniformes de parade, bottes cirées, armes huilées, et le capitaine profita de l’occasion pour faire un discours.
– Je vous promets, dit le capitaine, très droit et rentrant son ventre, sous la pluie tenace de la côte salée, je vous promets que ce soldat sera vengé.
Le capitaine avait une voix aiguë, plutôt râpeuse, et passait le plus clair de son temps dans la ferme où il logeait avec une Française. Il l’avait ramenée de Dijon, où il avait été précédemment cantonné. La Française était enceinte, à présent, et en profitait pour manger comme quatre, cinq fois par jour.
– Vengé, répéta le capitaine. Vengé.
La pluie ruisselait sur sa visière et sur son nez.
– Les gens de cette région vont apprendre que nous pouvons être à volonté des amis puissants et des ennemis terribles, et que les vies de nos soldats nous sont plus précieuses que tout au monde, à moi et à notre Führer. Nous sommes actuellement sur le point d’appréhender le meurtrier…
Christian pensa au pilote anglais, nullement appréhendé et nullement sur le point de l’être, sans doute assis, en ce moment même, puisque les circonstances atmosphériques ne se prêtaient pas aujourd’hui à la navigation aérienne, dans le coin d’une taverne, avec une fille sur les genoux et un verre de bière à la main, riant à la manière supérieure et révoltante des Anglais, et décrivant la ruse qu’il avait employée, la veille, pour surprendre deux Boches, pieds nus, sur une plage de Normandie.
– Nous enseignerons à ces gens, tonnait le capitaine, que ces actes lâches et barbares ne paient pas. Nous leur avons tendu la main de l’amitié, mais, s’ils nous répondent avec le couteau de l’assassin, nous saurons comment les châtier. Des actes de ruse et de violence n’existent pas en eux-mêmes. Les hommes qui s’en rendent coupables sont excités et poussés au crime par leurs maîtres d’outre-Manche. Battus sur tous les champs de bataille, les sauvages Anglais et Américains qui osent usurper le noble titre de soldats, louent des hommes de main pour exécu ter leurs forfaits et combattre comme des voleurs et des pickpockets. Jamais dans l’histoire de la guerre aucune nation n’a violé les lois de l’humanité aussi complètement que l’ont fait nos ennemis. Bombes lâchées sur les femmes et les enfants innocents de notre Mère Patrie, couteaux plantés dans la gorge de nos soldats, sous le couvert de la nuit, par leurs tueurs à gages d’Europe, tout cela, hurla le capitaine, tout cela ne servira à rien. Rien ! rien ! Je sais quel effet produisent sur moi et les autres Allemands ces atrocités
Weitere Kostenlose Bücher