Le Baptême de Judas
ma part d’horreurs. J’avais marché dans une boue de sang dans les rues de Béziers, parmi les cadavres d’innocents. J’avais tenu dans mes mains la tête d’une fillette décapitée par les hommes de Montfort. J’avais vu un village entier dévasté par une maladie qui faisait tomber la peau de sur les os. J’en avais vu un autre ravagé par les croisés. J’avais ramassé de mes mains le corps putréfié de Bertrand de Montbard pour le ramener à
Toulouse. J’avais passé plus de temps parmi les morts qu’aucun vivant ne le devrait. Mais tout cela n’était rien.
Le spectacle macabre qui se déployait devant mes yeux m’écœurait encore plus que de coutume, sans doute parce que j’y avais contribué. À nouveau, je sentis ma gorge se serrer et mon estomac se contracter. Cette fois, je les maîtrisai. Je me mis à genoux et ordonnai à mes membres de me porter jusqu’aux cadavres amoncelés à quelques coudées de moi.
Si je n’avais su qu’il s’agissait de Daufina, d’Albin de Hautpoul et d’Eiquem de Castres, jamais je n’aurais pu le deviner. La masse informe de chair putréfiée qui s’était accumulée dans la crevasse, je l’avais moi-même créée. N’avais-je pas été le bourreau de la Parfaite, que j’avais raccourcie en croyant bêtement avoir mis la main sur celle qui avait volé les parchemins ? N’étais-je pas celui à cause duquel Raynal avait égorgé Albin ? N’avais-je pas été présent et consentant lorsque Eiquem avait été occis et jeté dans la fosse par Eudes pour prévenir toute fuite d’information ?
La corruption avait fait son œuvre et il ne restait des trois innocents que de la chair informe grouillante de vers et des os blanchis par l’eau. Je cherchai la tête de Daufina que j’avais moi-même lancée dans la fosse. Elle avait roulé à l’écart et ses orbites vides semblaient me regarder, un sourire d’outre-tombe figé sur ce qu’il restait de lèvres au milieu d’un visage en voie de disparaître entièrement. Les cathares avaient raison. La chair n’était vraiment rien. Eram quod es, eris quod sum 1 , semblait-elle me dire. Cela, je le savais mieux que personne. Et mon temps approchait. Je laissai mon regard glisser sur les autres.
— Puissiez-vous tous avoir trouvé la paix, ajoutai-je à leur intention.
Les morts ont mille façons de punir ceux qui les ont tourmentés. On dit que certains reviennent les hanter. D’autres les harcèlent en songe. D’autres encore se lovent dans un recoin de la conscience et la pourrissent petit à petit. Ceux-ci avaient trouvé cent fois mieux. Ils allaient me contraindre à me vautrer dans leur fange et à me couvrir de leur putréfaction.
Il me suffit d’un regard vers le haut pour repérer le conduit qui menait sous l’autel du temple des Neuf. Il se trouvait à deux coudées du sol et la crevasse n’était pas assez grande pour que je déplace les cadavres ailleurs. Pour m’y glisser, je devrais littéralement ramper dessus. Et dedans. Moi qui croyais avoir atteint un summum de répulsion en me glissant dans la chiure des égouts du comte de Toulouse en compagnie de Cécile, j’allais devoir en repousser la limite. Où qu’il se trouvât, Métatron devait rire à gorge déployée.
Surmontant mon dégoût, je me mis à quatre pattes et commençai à avancer. Le cœur dans la gorge, je posai la main droite sur la poitrine d’Albin, qui s’enfonça aussitôt. Mes doigts s’enfouirent dans quelque chose de visqueux qui émit un bruit répugnant. Le cœur du messager ? Ses poumons ? Je ne tenais pas à le savoir. Des couinements retentirent et deux gros rats noirs émergèrent de la chemise en lambeaux du mort. Je résistai à l’envie de les balayer de la main et poursuivis ma progression. Je constatai bien vite que marcher à quatre pattes ne suffirait pas. Pour atteindre l’ouverture, je devrais ramper. Pernelle m’avait souvent répété que la chair était sans importance et elle le croyait. Mais elle ne s’était encore jamais roulée dedans.
— Bougre de maudite Parfaite de mon cul, je voudrais bien t’y voir, grommelai-je pour me donner du courage.
Ce fut finalement la pensée de Cécile, seule parmi les croisés et à la merci de leurs moindres caprices, qui me donna la poussée dont j’avais besoin pour m’allonger de tout mon long dans les restes humains et franchir les deux coudées qui me séparaient du puits. J’essayai de faire le vide pour ne pas entendre les
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