Le bouffon des rois
aller au guet.
Même si on m’associait aux chiens et à l’épervier, j’étais
cité. Il ne s’écrivait plus une poésie, il ne se composait plus une chanson
dont je ne fisse partie ; j’étais au cœur de toutes les conversations,
c’est te dire combien j’étais déjà en grande considération.
Avant le départ de chaque chasse, Louis ne manquait jamais
de me faire répéter ce compliment :
Mon Beau
Sire,
S’il y a bien
une chose
À laquelle je
n’ai jamais “Chailly”
C’est d’avoir
“l’Herbault”,
Mais je reste
bien sûr aux abois
Sans tenter
de cueillir Muguet
Puisque je ne
puis conter fleurette.
« N’est-ce pas le roi des bouffons et n’est-il
pas digne d’être le bouffon du roi ? » se plaisait-il à questionner
ses vassaux qui ne pouvaient que répondre par l’affirmative. Il attendait
ensuite que toute la compagnie retentisse d’un rire bien plus tonitruant que
les cors de chasse qui tentaient de prendre le relais.
Je détestais ces rires forcés et serviles mais en même temps
ils affermissaient ma position et mon pouvoir !
J’enchaînais ipso facto (ah non, je ne vais pas te
traduire cette expression qui est entrée dans le vocabulaire
courant !) :
Mon Beau
Sire,
Tu t’éreintes
céans chaque jour que Dieu fait
À vouloir
tuer des bêtes dans tes forêts
Alors qu’il
en pullule grand nombre à la cour.
C’est le
moment de faire une vraie “chasse à cour”
Allez !
N’hésite plus, refais-nous Azincourt.
Moi de ce pas
derechef, je m’enfuis, je cours
Tout au fond des
bois touffus je vais me cacher
Si je reste
ici, je suis un trop gros gibier.
La chasse ne me mettait pas en joie et j’y assistais peu.
J’éprouvais une solide aversion envers ces chasseurs dont l’âme n’était
vraiment heureuse qu’aux sons des trompes, des aboiements des chiens et des
gueulantes des piqueurs. Ni l’odeur du sang, ni celle du gibier suant et
haletant, ni le « doux fumet » des excréments ne portent mes sens
jusqu’à l’extrême excitation au bord de l’orgasme. Je n’ai pas supporté le
regard d’affolement puis de résignation de la biche ou du cerf au moment de la
curée. Quelle ivresse peut-on avoir à dépecer la bête ? Je n’avais que la
délectation de la déguster en civet ou à la broche !
Pendant qu’ils galopaient après leurs proies, j’allais dégourdir
mes jambes torses dans les champs alentour. J’emplissais ma poitrine des
parfums de la marjolaine, de l’ambroisie ou de la violette. Moments
inaccoutumés pour moi, dont je profitais pleinement. Je me complaisais durant
deux ou trois heures au ravissement de la paresse, à la mollesse de
l’étourderie, à l’inactivité de l’esprit. Le sentiment quotidien d’être en
danger n’existait plus si ce n’était celui de la piqûre inopportune d’un dard
de bourdon ou de guêpe.
Quelle volupté de prendre le temps d’étaler avec délicatesse
sur l’apaisant tapis d’herbe verte le linge immaculé qui enveloppait une miche
de pain et la terrine de sanglier aux champignons sauvages que m’avait
préparées le premier cuisinier de Sa Majesté ! Une fois le tout avalé, il
me restait à aller grappiller quelques mûres dans un buisson voisin. Je n’avais
jamais à chercher bien loin une source ou un puits pour m’y désaltérer, repérer
un chêne assez imposant pour me faire suffisamment d’ombre et m’allonger sous
son feuillage touffu afin de goûter la lasciveté d’un court sommeil réparateur
en rêvant à cet enfant tordu qu’on n’avait pas songé à abandonner.
Tu l’ignores sûrement mais, à cette époque, l’abandon d’un
enfant était une pratique admise par l’Église qui encourageait vivement les
parents les plus démunis à déposer leurs rejetons dans un lieu public, de
préférence sous le porche d’une église. Cette opportunité avait dû échapper à
mes géniteurs ; il est vrai qu’ils n’en auraient tiré aucun profit. Ils
pensaient peut-être devenir plus riches en me vendant à un bateleur de passage
qui m’aurait mis en cage pour m’exposer comme une monstruosité de la nature.
Mon rêve effaçait l’enfant pour le faire vite grandir et
laisser la place à cette contrefaçon de jeune homme de vingt ans qui ne s’est
pas aperçu des années déjà passées et qui prend conscience du privilège de son
présent en ignorant si cette vie inespérée va perdurer.
Ce qui m’a sauvé, la raison de ma
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